chronique littéraire
Conversations mécréantes
Libres de le dire, un livre dense, écrit dans l’urgence, qui fait l’effet d’une bombe. Sans pour autant causer d’atrocités. Deux femmes y dialoguent. L’une aussi brune que l’autre est blonde, ce dont elles se contrefichent. Pour l’avoir subie, la Bengladie voit la religion comme une «camisole de force». La Française, elle, veille au grain pour que jamais la religion ne l’emporte sur la liberté d’expression. Pas question qu’on se mêle de régir leur vie et celle de leurs semblables, écrivent-elles haut et fort. Ce qui vaut à Taslima Nasreen, frappée de plusieurs fatwas, de vivre en exil, et à Caroline Fourest, auteure de Frère Tariq, d’être menacée de mort. Par les mêmes, probablement. Un pied de nez doublé d’un bon coup aux fesses à ceux qui veulent leur peau.
La religion, Taslima Nasreen l’a vécue comme un carcan. Et a toujours cherché à s’en affranchir. à six ans, elle refuse de réciter le Coran en arabe, langue qu’elle ne comprend pas. à treize ans, elle apprend, ulcérée, que ses premières règles font d’elle une femme impure, ce qui l’oblige à porter la burqa.
Cette «prison mobile», s’emporte-t-elle, on devrait l’interdire partout ! C’est juste une invention des hommes pour renforcer leur domination visible,
constate Caroline Fourest. On fait volontiers dire à Dieu ce qu’on a envie qu’il prescrive, rajoute Taslima. Pourtant, l’interdiction absolue est un piège à éviter, au risque de renforcer la propagande victimaire, nuance Caroline, qui en connaît un rayon sur l’intégrisme. Au fait, pourquoi s’y intéresse-t-elle tant ? Son éducation dans un collège catholique a sûrement joué un rôle mais enfin, ce n’était pas le Bangladesh, relativise-t-elle avec humour et lucidité. Alors quoi? C’est que, de droite comme de gauche, l’attitude «sectaire et doctrinaire» l’indispose. Journaliste engagée, elle a vite cofondé avec Fiammetta Venner ProChoix – une revue au service des libertés individuelles – combattu l’interdiction de l’avortement ou bien encore défendu la publication des caricatures de Mahomet dans le procès intenté à Charlie Hebdo. Quant à Taslima, qui rêvait de se consacrer à la poésie, rien ne la prédisposait, à part son esprit critique précoce, à monter au créneau.
Devenue médecin au Bengladesh, elle a peut-être croisé trop de femmes maltraitées, soumises et résignées? Au début des années 90, elle prend la plume dans les éditoriaux des little mag, plus libres que la presse classique, pour dénoncer les croyances qui discriminent les femmes. Tollé mais… hausse des ventes. Emportée par son élan, elle publie livre sur livre pour dénoncer les oppressions, quelles que soient les religions. Le peuple (entendez, les mâles intégristes) descend dans la rue, poing levé. Elle pousse le bouchon jusqu’à revendiquer l’autonomie sexuelle des femmes.
La haine et l’exaspération sont à leur comble, partout on défile pour réclamer son lynchage. Et on finit par bouter l’agitatrice hors de son pays. Les échanges entre ces deux humanistes, vifs et richissimes, dissèquent les enjeux de la laïcité en Europe en abordant de multiples sujets : de l’état-providence à la complaisance multiculturelle en passant par les minarets, de la dictature laïque à l’intégrisme, de l’intimidation par la violence à la liberté totale d’expression, du lavage de cerveau à l’éducation, tout y passe.
Elles ne sont pas toujours d’accord mais n’en édulcorent pas pour autant leur pensée, fidèles à leur idéal.
à adopter comme livre de chevet.
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interview exclusive
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George est entrée en contact avec Taslima Nasreen, peu avant Noël, par le biais de son éditeur américain, pour lui poser quelques questions. Elle vit encore en Inde mais sa situation est plus que jamais précaire.
En quoi consiste votre vie quotidienne?
Ma façon de vivre varie selon le pays. Lorsque je ne suis pas en voyage, en train de débattre, de participer à un séminaire ou à un festival de poésie en Occident, je m’occupe en écrivant et en restant chez moi. Maintenant que je suis en Inde, je rencontre des amis à la maison dès que j’en ai l’occasion et je passe mon temps à écrire et à lire.
Qu’est-ce que le livre écrit avec Caroline Fourest vous a apporté?
Je pense que c’est un travail important que nous avons accompli là: en dépit du fait que nous évoluons chacune dans un monde et une culture très différents, j’ai trouvé que nous étions sur la même longueur d’onde et que notre façon d’envisager les droits de l’homme, les droits des femmes, la laïcité et la religion était semblable. Cette conversation avec elle m’a permis de réaliser que nous touchions là à un problème d’ordre universel. Ce livre encouragera les gens à continuer de se défendre contre les forces perturbant la société et violant les droits fondamentaux de l’homme.
Quel message aimeriez vous communiquer aux femmes d’Europe?
Je veux leur dire que nulle femme n’est libre tant que toutes ne le sont pas.
La solidarité entre femmes est un puissant moyen de faire avancer les choses. Les femmes en Europe jouissent d’un maximum de droits, mais elles ne sont pas encore dans une situation optimale. Ainsi, les Européennes devraient continuer à exprimer leurs revendications en faveur des droits de la femme tant en leur propre nom qu’au nom de leurs congénères partout ailleurs dans le monde..
Libres de le dire, de Taslima Nasreen et Caroline Fourest. Flammarion, 304 p., mars 2010.