ailleurs
La voix des femmes de Bali
Bali a tout d’un paradis. Mais le système patriarcal en vigueur offre une réalité bien moins enchanteresse pour les femmes locales. Luh Riniti Rahayu ne demande pas le paradis, juste l’équité.
Après avoir slalomé en scooter pendant plus d’une heure dans le trafic chaotique de Denpasar (Bali, Indonésie) au plus chaud de la journée, j’arrive en nage et piquée par une pointe d’énervement à l’adresse indiquée par Luh Riniti Rahayu. La secrétaire de l’association me fait patienter quelques minutes dans la cour intérieure d’une charmante demeure, un véritable havre de paix ombragé par quelques arbres, où le chant mélodieux des oiseaux couvre le brouhaha lointain de la circulation. A peine le temps de m’éponger le front qu’arrive une petite femme énergique d’une cinquantaine d’année, vêtue d’un pull bariolé et corsaire noir, un style bien éloigné des sarongs et dentelles traditionnelles que portent encore de nombreuses Balinaises. Nous nous installons dans son bureau, une pièce exiguë remplie de nombreux classeurs, magazines et documents en tous genres. Son anglais approximatif commence par me décourager, mais avec l’aide de sa secrétaire Titik Suhariyati et d’un site internet de traduction, nous avons tout de même réussi à nous comprendre, et nous avons surtout beaucoup ri.
Entre lois nationales et traditions locales
Luh Riniti Rahayu a décidé de fonder « Bali Sruti – la voix des femmes de Bali » pour se battre contre une société patriarcale qui relègue systématiquement les femmes au second plan, sauf en ce qui concerne le travail. « Les femmes sont responsables de toutes les tâches domestiques, de l’éducation des enfants, de la socialisation avec l’entourage, de la préparation des cérémonies et offrandes et elles doivent en plus gagner de l’argent. » Et les hommes ? « Les hommes ? ils font les boss » poursuit-elle en souriant amèrement. « C’est simple, il n’y a aucune égalité, que ce soit la santé, l’éducation, la loi. La priorité est toujours donnée aux hommes. »
Bali se démarque largement de l’archipel indonésien par sa société hindoue et un système de lois traditionnelles bien différent des textes nationaux. La violence domestique est un exemple éloquent. Punie par la loi nationale, elle commence seulement à entrer dans de nouvelles régulations locales. « Grâce à ces changements, les femmes ont aujourd’hui le droit de porter plainte. Mais elles ne le font pas, la pression familiale et sociale est encore bien trop forte. Alors nous essayons de faire évoluer les mentalités. Mais ça prend du temps. Beaucoup de temps. » Pour sensibiliser la population à certains principes d’équité, Bali Sruti passe par différentes méthodes, des spots radio et télévisés sur les chaînes locales ou la publication de magazines.
À ma question de savoir comment
les hommes réagissent à ses démarches, Luh Riniti Rahayu s’étonne. « Globalement bien » me répond-elle. « Mais vous savez, certaines femmes non plus n’ont pas envie que ça change. Nous vivons dans une société où les traditions sont si profondément ancrées que les hommes comme les femmes n’envisagent même pas que ça puisse fonctionner différemment. » Et le tourisme, n’a-t-il pas soulevé quelques velléités « révolutionnaires » parmi les Balinais ? Pas vraiment. « Pour la plupart des Balinais, je crois que les touristes sont comme une race à part. Ils ne semblent en tous cas pas se sentir concernés par leur mode de vie. Les choses changent petit à petit, surtout chez les jeunes, mais rien de bien spectaculaire. »
Une famille exceptionnelle
Et Luh Riniti Rahayu, comment en est-elle venue à remettre en question ses traditions ? Barrière de la langue ou franche pudeur, elle ne répond pas vraiment à cette question. Je réussis tout de même à apprendre qu’elle est doyenne et chargée de cours à la Faculté des Sciences politiques et sociales de l’Université Ngurah Rai à Denpasar, qu’elle est mariée à un homme qui la traite en égale et qu’elle a trois fils. « Trois fils qui font à manger ? » hasardé-je? « Ah oui, ils cuisinent, on vit vraiment sur un pied d’égalité avec mon mari donc c’est normal pour eux aussi. » Mais son mode de vie fait figure d’exception. « Quand je compare notre relation avec les couples de notre entourage, je suis toujours choquée de la façon dont les femmes sont traitées. C’est de la pure discrimination. Elles n’ont pas le droit à la parole, elle n’ont même pas le droit à disposer de leur propre corps. Si le mari décide d’avoir un, deux, trois enfants ou plus, elles n’ont rien à dire. » Et bien entendu, il faut au moins un garçon ! Ainsi, il arrive qu’un homme quitte sa femme parce que cette dernière ne lui donne que des filles.
Et selon la tradition, les Balinaises perdent leur droit sur les enfants si leur mari décède ou divorce,
le droit se déplaçant sur la belle famille. Cette loi a été modifiée par le Grand Conseil des traditions villageoises (Grand Council of Customary Villages) il y a quelques mois, de même que des lois discriminatoires relatives à l’héritage ou à la répartition des biens en cas de divorce. Mais comme pour la violence domestique, il risque bien d’y avoir encore un décalage énorme entre le papier et la réalité.
11% de femmes au parlement en 2014
La fondation de Bali Sruti en 2004 coïncide avec les élections législatives à Bali. Une sorte d’électro-choc pour Luh Riniti Rahayu. « Quand j’ai appris que seulement 4,5% des sièges du parlement balinais étaient attribués à des femmes, je me suis dit qu’il fallait agir. » L’ONG milite beaucoup pour encourager les femmes politiciennes. En 2009, ce taux est monté à 7,5% et Bali Sruti espère une représentation de 11% en 2014. Mais tant Luh Riniti Rahayu que Titik Suhariyati partent d’un éclat de rire en évoquant cet objectif. Utopiste ? Peut-être un peu, mais elles y croient toujours, et agissent sur différents fronts. Elles encouragent les femmes chez qui elles sentent un potentiel pour la politique, négocient leur entrée dans les partis, organisent des entraînements, les aident à constituer un réseau et enfin appellent la population à voter pour elles. « Il y a de nombreuses raisons qui expliquent le manque d’intérêt des femmes pour la politique. Beaucoup d’entre elles estiment que ce n’est pas approprié pour les femmes parce qu’elles auront des réunions jusque tard dans la soirée ou qu’il va falloir recourir à des pratiques douteuses pour atteindre leurs objectifs. De plus, faire de la politique coûte cher et les éventuelles candidates ne reçoivent pas un grand soutien financier ou moral de leur entourage. » Selon Luh Riniti Rahayu, une plus grande présence féminine en politique est nécessaire pour une société équitable, parce que les élues sont davantage susceptibles de faire évoluer les lois en ce sens. A l’heure actuelle, un seul des neuf districts de Bali ( le district de Tabanan, à l’ouest de l’île ) est dirigé par une femme, Ni Putu Eka Wiryastuti. « Elle est forte pour se battre contre les hommes, mais ellle n’a encore pas fait grand chose en faveur des femmes », regrette Luh Riniti Rahayu. L’association reste toutefois en contact avec la gouverneure en l’exhortant périodiquement à des changements de lois. Cette dernière semble, par téléphone, acquise à leur cause, mais les deux activistes attendent toujours son implication concrète.
Alors que notre entretien touche à sa fin, je me permets encore de lui demander de poser pour la photo. Au moment où le photographe s’apprête à capturer l’image, Luh Riniti Rahayu me suggère de patienter une minute. C’est alors que je vois Titik Suhariyati revenir avec une brosse à cheveux et un rouge à lèvres. Tout en se refaisant rapidement une beauté, elle me demande en riant si je n’ai pas une option amincissante sur mon appareil photo. Et là, pas besoin d’anglais pour se comprendre..