mobilités

Les empêcheuses de construire en rond

Les chantiers ont un zizi. Ou plutôt, ceux qui les font. Ouverture d’une nouvelle ligne de tram, revalorisation d’un quartier, construction d’un nouveau pôle de formation: la plupart des grands travaux qui bouleversent nos villes et nos vies sont conçus par des mâles de plus de 50 ans, pas toujours en phase avec les besoins des utilisatrices et utilisateurs.

Sur la photo, une équipe d’hommes cravatés, âgés de 45 à 60 ans. Devant ce cliché de la planification et de la construction d’aujourd’hui, Martina rigole. Cette experte en mobilité fait partie, depuis quelques années, d’un pool de professionnelles engagées dans un projet novateur : Lares. A ses côtés, Nathalie et Kathrin, respectivement présidente et directrice du projet, partagent le même objectif : renforcer la part des femmes dans la gestion des grands projets urbains. Les causes de l’absence des femmes dans ce domaine sont connues : manque de connaissances et d’intérêt des jeunes filles pour les métiers techniques, milieux peu progressistes et professions difficilement conciliables avec une vie de famille. Les effets de cette hégémonie masculine sont par contre rarement considérés.

Attention sol glissant !
Nathalie raconte : «Lors de ma première séance avec l’équipe chargée du réaménagement de la place de la gare à Berne, j’ai été sidérée de voir que 90 % des discussions tournaient autour d’aspects techniques : quelle largeur devait avoir la rampe d’accès au sous-voie, par où faire passer les conduites, quelle puissance d’éclairage prévoir. Certes, la technique est importante, mais l’être humain ne l’est-il pas encore plus?» Le parti pris de Lares, c’est tout l’inverse: défendre, dans les phases de planification des grands projets, le point de vue des personnes qui utiliseront ces infrastructures. Guidé par ses propres références, l’ingénieur mâle de 50 ans omet souvent de considérer son projet sous l’angle d’une personne en chaise roulante, d’un enfant en bas âge ou d’une mère de famille. Jeux, accès facilités, échanges sociaux, sécurité, mobilier urbain où se reposer : utilisatrices et utilisateurs ont des besoins différents. L’attractivité des espaces publics se joue parfois à peu de choses : un revêtement de sol glissant lorsqu’il est mouillé, un banc sans dossier, une place mal éclairée la nuit. Martina donne l’exemple du réaménagement du quartier entourant la gare de Zurich: les planificateurs ont prévu d’y planter des ginkgos. Très bien. Sauf que ces arbres ont besoin d’au moins 20 ans pour atteindre une taille suffisante pour procurer de l’ombre.
Et que leurs fruits dégagent une odeur nauséabonde…

Chiantes, elles font avancer les choses
Les expertes Lares – lorsqu’elles sont mandatées pour accompagner un projet – doivent affronter les réactions parfois agacées des planificateurs: tout auréolés d’avoir remporté le concours, ils acceptent difficilement
l’intervention de cet élément perturbateur. Temps et argent jouent un rôle prépondérant dans les processus de planification et s’accommodent mal de contraintes supplémentaires. «Il faut un moment avant que l’ingénieur se rende compte que son projet sera sensiblement amélioré par nos recommandations. Car au final, nous servons aussi ses intérêts», souligne Nathalie.
La démarche de ces expertes est rigoureuse et scientifique. Les utilisateurs potentiels sont identifiés (dans le cas d’une école, ce sont les élèves, mais aussi les concierges ou le personnel de la cantine) et leurs besoins sont spécifiés, comme des armoires pour ranger le matériel ou des WC acces­sibles au rez-de-chaussée. Un catalogue de critères guide l’évaluation du projet, met le doigt sur ses éventuels points faibles et aide les expertes à formuler leurs recommandations.

«Il n’y a pas d’opposition stérile femmes-hommes, même si ces derniers nous associent souvent à tort à un groupe d’intérêts ou à une équipe de militantes, alors que nous représentons des groupes d’usagers aux profils variés. Les discussions sont toujours constructives », affirme Kathrin.

Le diable se cache dans les détails En gare de Berne, les grands ascenseurs reliant les sous-voies aux trois autres niveaux du gigantesque bâtiment sont nés des recommandations des expertes Lares. Visibles de partout, ils sont les garants de la mobilité de ceux qui ne peuvent emprunter escaliers ou escalators. Leur matériau de construction – du verre transparent – a été choisi pour permettre un contrôle social et procurer un sentiment de sécurité. L’aménagement des sous-voies a également été soumis à l’œil attentif de ces professionnelles. Grâce à elles, les accès et sorties ont été réalisés dans le prolongement direct des déambulations et sont visibles de loin. La largeur des sous-voies a été fort débattue, l’investisseur préférant au départ octroyer à ces lieux de passage une affectation commerciale bien plus lucrative. Résultat de cette bataille : l’orientation dans la gare se fait de manière intuitive, l’espace est facilement lisible et utilisable et le risque de se sentir coincé et potentiellement en danger est minimisé. Les interventions des expertes Lares ne sont de loin pas toujours aussi palpables, et leurs recommandations passent parfois à la trappe. Martina s’inquiète : « Un des projets sur lesquels j’ai travaillé sera terminé en 2018. J’irai voir sur le terrain ce qui aura été retenu au final ». Sa seule certitude: que l’égalité des chances – à défaut d’être appliquée – aura au moins été discutée.

Pour plus d’informations sur le projet : www.lares.ch
Pour en savoir plus au sujet des groupements de professionnelles :
www.svin.ch/fr www.paf-schweiz.chwww.ffu.ch

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