dans la peau de george kaplan
Les larmes en chocolat de Juliette Binoche
Hormis le fait qu’il a ouvert les yeux du public sur l’insécurité des champs de maïs californiens et le péril de la conduite en état d’ébriété sur des chaussées mal balisées, La Mort aux trousses est un film qui a introduit le concept du personnage-leurre, en l’occurrence George Kaplan, espion inexistant inventé par le FBI pour piéger une puissante organisation criminelle. Le héros du film, publicitaire new-yorkais bien propret joué par Cary Grant, va être incidemment pris pour George Kaplan par les méchants de l’histoire, puis catapulté dans des événements extravagants auxquels il ne comprendra rien du début à la fin.
Pillant sans vergogne (mais non sans respect) cette histoire kafkaïenne révélée sur pellicule en 1959, Dans la peau de George Kaplan est une série de textes articulés en épisodes proposée à un magazine qui, ça tombe bien, porte le même prénom. Celle-ci fonctionne sur le principe de l’usurpation identitaire, prétexte assez pratique pour aller fourrer son nez dans l’air du temps et les actualités en toute impunité. Pourront ainsi se glisser dans la série autant Nicole Kidman, Flipper le Dauphin, Philip Roth, la mer Morte, que le principe de Peter ou ma concierge. Le but du jeu étant évidemment de profiter de l’identité de quelqu’un qui n’existe pas pour digresser sur des personnalités, animaux, objets ou concepts de tous acabits.
Aujourd’hui Juliette Binoche.
Fatigué d’avoir dû successivement 1) sauver sa partenaire d’une chute du haut de l’arcade sourcilière de Thomas Jefferson sur le Mont Rushmore, 2) honorer cette dernière sur la banquette inconfortable d’un train lancé à toute allure dans un tunnel (ceci pour répondre aux lubies d’un metteur en scène friand de métaphores grivoises), George Kaplan savourait enfin une solitude trop longtemps attendue dans la chambre 714 d’un hôtel de Monterey visiblement fréquenté par une clientèle de retraités fortunés pour qui le monde se résumait aux alvéoles d’une balle de golf. Il ne se souvenait plus depuis combien de temps il était là. Une semaine? Six mois? Vingt ans? Qu’importe. Installé dans un fauteuil club en cuir patiné juste ce qu’il faut pour que ses avant-bras puissent glisser sans heurt sur les accoudoirs et amener ainsi à intervalles réguliers son verre de whisky au niveau de ses lèvres, il saisit la télécommande de la TV à écran plat qui était suspendue au mur dans une symétrie parfaite avec l’axe du haut des rideaux en lin coquille d’œuf sur la gauche et le coin d’un monochrome couleur pain grillé sur la droite. Une série de bougies en cire naturelle était disposée en V sur la table basse en teck et diffusait une légère odeur de thé vert qui faisait écho à la ribambelle de coussins émeraude entassés comme une portée de jeunes chiots sur un canapé italien en velours crème. Tout était absolument impeccable. Visuellement, tactilement, olfactivement. A croire que le monde était désormais mené par un lobby de décorateurs d’intérieur prompts à effacer toute trace d’onde susceptible de froisser le karma d’une clientèle définitivement assoiffée d’harmonie.
George Kaplan glissa son index sur la touche Program de la télécommande et zappa sur quelques-unes des 184 chaînes disponibles dans le séjour et la salle de bains de chacune des chambres. Il tomba sur un des canaux du tout nouveau bouquet satellite français auquel l’hôtel venait de s’abonner. La clientèle européenne avait en effet beaucoup augmenté ces dernières années sur la côte californienne, nécessitant un réaménagement des concepts non seulement en matière de gastronomie et de décoration mais également de divertissement, ce qui comprenait évidemment l’élargissement de l’offre télévisuelle.
Sur l’écran plasma se détacha soudain le visage d’une femme visiblement en émoi au-dessous duquel on pouvait lire dans un long rectangle noir : JULIETTE BINOCHE IN TEARS AT CANNES.
George Kaplan ne connaissait pas Juliette Binoche mais son ovale harmonieux lui rappelait celui d’une femme avec laquelle il avait passé beaucoup de temps dans une autre vie, Ingrid Breckman ou quelque chose comme ça… Vêtue d’une robe noire et blanche à motifs géométriques, coiffée d’un chignon très simple qui mettait en valeur ses traits à peine maquillés, Juliette Binoche pleurait en silence devant une nuée de photographes fascinés par cette Marie-Madeleine éplorée et improvisée. George Kaplan ne comprenait pas vraiment ce qui provoquait les larmes de cette dame – elle avait certainement de bonnes raisons d’exprimer son chagrin, ça il n’en doutait pas – mais il admirait surtout, en véritable connaisseur, cette manière si digne et posée de pleurer que même Lee Strasberg n’avait pas su enseigner en son temps à l’aréopage de jeunes actrices qui se battaient pour suivre ses cours. Une véritable élégance lacrymale toute d’authenticité composée qui reléguait la méthode Actors Studio au rang de cours de théâtre municipal pour aînés désœuvrés. Reprenant une gorgée de whisky, George Kaplan continua alors son zapping, passant indifféremment de Pink TV à Kushnia TV, Mango 24, Zone Fantasy, Fox Crime Italy, Téva, Chasse et Pêche, Dorcel TV, Jetix Polska, TV Breitz, Private Spice, Alalam, Escales, InfoSport, Piwi, Planète Junior avant de tomber sur la RAI UNO où, ô surprise, le visage de cette même femme apparut devant la Tour Eiffel, mais avec un large sourire cette fois-ci, et accompagné d’une voix off mâle et grave susurrant: «Juliette ha un piccolo segreto», le tout sur un fond musical moelleux. Cette même Juliette qui pleurait si bien quelques minutes plus tôt sous son petit chignon tiré, dégustait ici des Ferrero Rocher avec des extensions capillaires et une gourmandise appuyée. George Kaplan resta perplexe dans son fauteuil en cuir d’agneau vieilli qui commençait à lui démanger les avant-bras et songea avec une certaine déception que Mademoiselle Binoche était indiscutablement plus convaincante en matière de larmes que de chocolats. Cette dernière réflexion le ramena logiquement à son estomac. George Kaplan sonna alors le garçon d’étage pour lui commander un assortiment de ces délicieuses confiseries qu’il avait aperçues sur un chariot de la salle à manger de l’hôtel avant de se glisser dans l’ascenseur.
Juliette qui pleure: www.youtube.com/watch?v=f653VS6XlaA
Juliette qui rit: www.youtube.com/watch?v=yBSmTl5NmGQ