6000 bornes
Les vagabondes de nuit (blanche)
À Montréal, il y a Josiane. À Porrentruy, il y a Laure. Dans chaque numéro de George, elles mènent en parallèle une expérience insolite proposée par vous, nos lectrices et lecteurs.
Expérience proposée:
Passer une nuit dehors près de chez soi
Antoine, Sonceboz
Le lit que la forêt de Porrentruy a offert à Laure
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LAURE, PORRENTRUY
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À l’heure où le pyjama me fait de l’œil, j’embarque un sac de couchage sur mon vélo et pars vers la forêt. Josiane et moi avons choisi pour découcher une date unique des deux côtés du globe. C’est ce soir que ça se passe, même s’il a plu toute la journée.
Sur les hauteurs de Porrentruy, à l’orée de la forêt, un banc public m’offre un sas bienvenu entre la vie sociétale et ma nuit d’ermite. Considérer la ville de loin me plonge dans la même flottaison existentielle que les voyages en avion, celle qui fait du monde une maquette aux soubresauts dérisoires. Advienne que pourra des heures prochaines. La lune est claire, taillée pour l’aventure. J’ai dans mon sac un couteau Wenger et un thermos de thé ; de quoi parer à l’adversité. C’est le moment de partir en reconnaissance.
Je cherche la cabane forestière du coin, au cas où me prendrait la vile tentation d’établir ma couche au sec, puis me ravise et m’engouffre dans le bois, mue par un zèle intrépide. C’est là que m’attend le clou de la soirée. Au moment où j’allume ma lampe de poche, je découvre, savamment disposés sur les feuilles mortes, un briquet, un billet de 10 francs et une clé munie de l’inscription Riri 4. Il n’en faut pas plus pour enclencher le mode détective. D’abord, un coup d’œil en l’air, au cas où le magot aurait chu des poches d’un pendu. Puis la traque d’indices alentour. Ni sang, ni portefeuille éventré. Seulement un sachet de mozzarella vide et d’innombrables mouchoirs souillés trahissant autant de latrines de fortune. J’empoche le butin avec une pensée pour les amants fougueux qui sont rentrés sans clé et continue à marcher jusqu’à ce que la torpeur me gagne.
Je l’ai repérée tout à l’heure en montant vers la cabane. Une grosse pierre plate nichée sous une tonnelle improvisée. Je m’y installe et attends le sommeil. Dans le scénario de la nuit en forêt, c’est ici que l’imaginaire devrait s’emballer, au moment où le mouvement s’arrête et où on s’attache, suant dans son sac de couchage, à détecter le souffle des carnivores. Trop fatiguée pour fantasmer, je m’abandonne à une nature bienveillante ; les limaces me protégeront des renards enragés.
À 3 heures, des croassements insistants couplés à un mal de dos aigu me tirent de ma somnolence. Maudit caillou. Je saute dans mes godasses mouillées et déménage, façon zombie, ma paillasse sur le banc. La lune est partie décroître ailleurs.
Je me réveille à l’aube dans un brouillard épais, avec l’impression d’être la seule humaine à vivre cette heure étrange. Les yeux gourds et la narine humide, je savoure immobile le délicieux inconfort de ma nuit au-dehors. Mon couteau n’aura servi à rien, mais j’ai gagné 10 balles, la clé de chez Riri et une furieuse envie de revenir frotter ma carcasse aux éléments.
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JOSIANE, MONTRÉAL
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Nombre de choses se seront sans doute passées, pendant cette nuit : vols qualifiés, naissances, batailles, chiens écrasés. Je n’aurai été témoin de rien de tout cela. À minuit pile, je sors de chez moi, d’un pas à la fois léger et mesuré. Je n’appréhende pas les heures à venir, mais je suis consciente de lancer un défi au hasard qui, on le sait, est généralement de notre côté, jusqu’à ce qu’il ne le soit plus, inexplicablement.
À peine dehors, je croise ma première pute et mon premier dealer, puis des touristes mexicains en transit que j’escorte jusqu’à un resto 24h. Un jeune étranger échoué près de la gare des bus me demande conseil pour trouver un abri. Il semble craindre les parages hantés par les « drogués ». De toute la nuit, je n’aurai jamais été si visible ni sollicitée.
Je poursuis ma route sur Ste-Catherine, au cœur d’un des quartiers les plus animés de la ville. À cette heure, les noctambules et les exclus se côtoient. La fête bat son plein. Un plein tranquille, nous sommes dimanche. Je me plante devant des bars où je ne suis jamais allée et observe la faune qui peine à tenir sur ses jambes. On me demande du feu, mais, seule et sobre, je passe plutôt inaperçue. Je traverse quelques kilomètres désertiques pour aller prendre le pouls des fêtards dans un autre quartier : des lampadaires brisés, une silhouette titubante poussant un chariot métallique. Les livreurs de journaux et les camions qui balaient les rues sont sortis. Je m’accorde une pause, assise sur le trottoir, et savoure la sensation étrange d’être transparente pour les rares promeneurs. Je passe devant une Vietnamienne qui vit dans son commerce, ouvert en permanence. Elle arrose les plantes en vente sur le trottoir, les yeux fermés. Elle dort. Je n’ose pas la réveiller. Je suis un fantôme.
Les bars ferment, c’est maintenant au restaurant qu’il y aura de l’action. Le patron est loquace. Une fille vomit par la fenêtre d’une voiture. 4h : les voitures de police sillonnent les rues, phares éteints. Je ne croise plus personne et la fatigue commence à me gagner. C’est l’heure sombre, m’a-t-on avisée, celle où les noctambules ont quitté les rues, laissant toute la place aux exclus, aux escrocs et aux égarés. Une rue tranquille de mon quartier prend soudain des airs de coupe-gorge. Je souhaite que mon invisibilité continue à me coller à la peau. Je me pose quelques minutes devant un hôpital, puis devant un poste de police. Rien. Je me plante ensuite devant une boulangerie, je cherche de la vie, rien de spectaculaire, juste de la vie toute simple qui prépare le jour qui va bientôt se lever.
Le soleil apparaît tranquillement et je retourne là où j’ai commencé la nuit, question de voir ce qui a changé. Des clochards dorment un peu partout, des poubelles ont été éventrées. Un chien pousse des cris aigus : il vient de se faire frapper par un passant. Les os de mes pieds grincent à chaque pas. J’ai marché toute la nuit, sur le mince fil qui sépare la visibilité de l’invisibilité.