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La caresseuse heureuse


Elle avait dit «Venez, vous verrez bien», sans autre explication. Une adresse anonyme dans les hauts de Lausanne, pas de nom sur la porte, juste un autocollant blanc et bleu. «Sauvez la Méditerranée». Michelle, 51 ans, reçoit en robe rouge, talons et boléro noir. Un grand lit dans un minuscule studio, des couleurs gaies, un piano de Chopin en sourdine. Michelle est artiste érotique: elle caresse des hommes (parfois des femmes) et les amène, sans faille, au plaisir. Depuis un an, son métier s’accompagne d’un diplôme – sésame officiel pour faire jouir aussi des personnes handicapées. Michelle, évidemment ce n’est pas son vrai prénom. Mais elle est, pour de vrai, l’une des dix assistantes sexuelles diplômées de Suisse romande.

Vous êtes, dites-vous, «une péripatéticienne heureuse»...
Oui, j’aime ce que je fais, je suis une passionnée ! Des fois j’ai envie de le crier sur les toits, ça me démange. J’ai mis du temps à accepter ce nom de prostituée : les dix premières années, je ne l’utilisais pas. Mais appelons un chat un chat : même s’il n’y a pas d’acte complet, je loue une part de mon corps, c’est un genre de prostitution. Petit à petit c’est entré dans mon vocabulaire : je n’ai plus honte.

Difficile d’assumer ce statut?
Oui. Mon ami est au courant, mais l’entourage ne sait rien, ni d’un côté ni de l’autre. C’est mieux, parce que c’est mal vu, comme une opprobre. Les gens me cataloguent, leur comportement change. Ils me font des petits sourires, tu pourrais pas me faire une petite gâterie aux toilettes. C’est dégradant…

Comment avez-vous choisi de devenir une travailleuse du sexe?
J’étais réceptionniste. Parallèlement, j’étudiais tout ce qui existait sur l’érotisme. C’était un hobby : j’ai été me promener rue de Genève, j’ai interviewé des prostituées, j’ai beaucoup lu. à 35 ans, le travail n’allait plus : je gagnais bien, mais j’étais fatiguée, stressée. En fait, je vivais la vie de tout le monde. J’ai arrêté et un jour, j’ai répondu à une annonce érotique et j’ai commencé dans un salon. Assez vite, j’ai dû travailler seule, parce que j’avais mis les pieds dans un monde complètement différent de ce que j’avais imaginé. J’étais un peu une extraterrestre : vieille pour le métier, je travaillais habillée et je ne faisais pas de rapports…

Vous faisiez quoi alors?
Du corps-à-corps, effleurage, bisous, masturbation, c’était très basique. Avec le temps, j’ai commencé à mettre en pratique ce que j’avais lu dans les livres, et j’ai vu qu’il y avait une ouverture sur autre chose que la branlette à 50 francs. Beaucoup d’hommes sont des handicapés du sexe. C’est extraordinaire de les aider : on apprend beaucoup sur soi aussi.

Comment préserver votre vie personnelle avec un travail aussi intime ?

Il faut des barrières très précises. Avec les clients, je fais certaines choses. Avec mon ami, le reste. Même s’ils demandent à genoux avec un billet de 500 francs, les clients ne peuvent pas avoir certaines caresses ou me toucher à certains endroits. Une partie de mon corps est privée. La prostitution, c’est un petit bout de ma vie. Quand je sors d’ici, j’ai trois quarts d’heure de route. Je change de vêtements, j’écoute d’autres musiques. Chez moi je ferme ma porte, je ne parle pas de ça. C’est séparé par un sas de sécurité.

Qu’est-ce qui vous a décidée à travailler avec des personnes handicapées?
Ça a mûri avec le temps. Après dix ans, je tournais en rond : ça réussissait à chaque fois ! Je m’ennuyais… Et puis un jour quelqu’un qui travaillait dans un home pour handicapés m’a dit : il faut venir ! Bien sûr, on ne peut pas entrer comme ça dans une institution… J’ai cherché à me former, mais il n’existait rien. Quand l’association SEHP a lancé un cours en Romandie, je me suis annoncée, avec curriculum vitae et lettre de motivation.

Qu’est-ce qui vous motive, justement ?
Ma motivation profonde, c’est de partager une chose extraordinaire à laquelle ont droit tous les gens normaux. Mais pas une partie de la population qui est déclarée invalide, comme si elle n’avait pas de sexe. Lorsqu’on vit en institution, il faut passer par les soignants, parfois résister à des conflits avec les parents. Que de barrières à franchir…

C’est difficile, d’aborder ces corps abîmés ?
Caresser un homme, c’est comme jouer d’un instrument pour faire sortir son âme.

Je joue de la harpe et j’ai eu envie de jouer sur des instruments cassés. Je n’ai pas de gêne face à une personne qui bave ou qui fait des mouvements désordonnés : je travaille avec le cœur.

La plupart de mes clients ordinaires ne sont pas non plus des Apollons. Une fois, un homme tout en sueur m’avait demandé : «mais comment arrivez-vous à me toucher, je ne suis pas beau !» J’ai répondu : «à l’intérieur de vous il y a quelque chose de beau, et je le vois».

Que désirent vos clients handicapés?
Toucher, être touché, prendre quelqu’un dans les bras, faire des bisous… Et puis, aussi, qu’on s’occupe de leur sexe – certains n’arrivent pas à se masturber, parce que leurs mains ne fonctionnent pas. Ils veulent tout simplement être regardés comme des hommes, pas comme des personnes handicapées.

Vous devez vivre beaucoup de premières fois…
Oui. J’ai rencontré une personne de plus de 40 ans qu’on n’avait jamais touchée. Un homme au corps tordu, avec des mouvements désordonnés et de la difficulté à s’exprimer. Il a fallu trois mois pour que je puisse poser ma main sur son sexe. On lui avait tellement dit que c’était mal, pas propre, interdit… C’était comme une renaissance. Il a acquis un aplomb magnifique, il commence à prendre sa place dans sa famille, à dire «je suis» et à imaginer un avenir après ses parents.

Que ressent-on, lorsqu’on offre cela à un homme dont on n’est pas amoureuse?
L’appartenance à l’humanité. Voir quel­qu’un s’éveiller, c’est une satisfac­tion, pas de l’orgueil, c’est simplement magnifique. Cela fait partie de la continuité de la vie. C’est ce qui me motive : les portes fermées, les horizons inaccessibles, les terrains interdits. Je suis un passage.

Info sur l’assistance sexuelle en Suisse romande:
www.assistancesexuelle.ch
Association SExualité et Handicap Pluriels:
www.sehp-suisse.ch

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