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Pas une victime de plus !


Ciudad Juarez au Mexique, est le théâtre de violences inouïes à l’encontre des femmes. Rencontre avec Lucha Castro, avocate militante, enracinée entre famille et justice, qui mène un combat pacifique pour toutes les femmes de cette narco-cité parmi les plus meurtrières du monde.

Lorsqu’elle a été contactée pour cette interview, Lucha Castro a promis de répondre à mes questions dès que son agenda chargé le permettrait. Malgré son enthousiasme, je craignais qu’elle ne trouve pas un seul moment à m’accorder. Mais, entre deux déplacements à Ciudad Juarez, une audience au palais de justice et l’organisation d’une action symbolique, Lucha a pris le temps. Comme d’autres avocates défenseuses des droits humains, Lucha n’a pas une seconde à elle. « Mon travail me prend tout mon temps. Y compris les samedis et dimanches. Bien entendu, ma vie privée est maigre. Le dimanche, j’attends les appels de ma famille, je passe un peu de temps avec mon époux, puis je fais le planning de la semaine et je prépare mes audiences. » Lucha vit avec son mari. Ses enfants et petits - enfants vivent hors de l’Etat. « Les risques qu’encourent les membres de ma famille sont très élevés. Pour des raisons de sécurité, mes trois filles, mon fils et mes petits-enfants vivent loin de moi. C’est le prix à payer. Il ne se passe pas un jour sans que la nostalgie s’empare de moi. Je pense à mes petits-enfants dont je n’ai pas vu les premiers pas, ni entendu les premiers mots. A leurs yeux, je suis une étrangère qui leur rend visite une fois par année. Je vis exilée dans mon propre pays, et je lutte contre le fantôme de la nostalgie. »
« Chaque année, nous nous faisons la promesse de nous réunir pour fêter Noël. Mais les décorations de Noël ne sont jamais sorties des cartons. Parce je ne veux pas qu’ils viennent : dans l’Etat de Chihuahua, la situation de violence empire chaque année. Mais nous continuons à espérer qu’un jour nous serons réunis. Ça nous aide à supporter la séparation. »

Répondre aux injustices par la résistance civile pacifique…
Lucha pourrait écrire un livre de toutes les histoires qui ont fait souffrir sa famille. Mais ce n’est pas ça qui mettra un terme à 17 ans de carrière d’avocate militante. À propos, qu’est-ce qui a orienté Lucha vers la défense des droits humains ? Sa famille, on y revient : « Mon père a tout perdu dans la crise financière de 1993. Il a tenté de sauver le patrimoine familial, sans succès. Les banques lui ont volé tous ses biens, il en est mort. Ma mère et mes sœurs m’ont alors demandé de l’aide pour ne pas rester dans la misère. J’ai donc cherché des solutions légales. Je n’ai pas trouvé de réponse dans le droit, mais dans la résistance civile pacifique. »
Après s’être lancée dans la lutte sociale aux côtés des victimes de la crise écono­mique, Lucha, entourée d’autres femmes, s’est penchée sur les problèmes des féminicides et des disparitions qui prenaient alors de l’ampleur à Ciudad Juarez. Car Lucha vient de cette ville devenue tristement célèbre pour ses assassinats de femmes en masse :

« Ici, certains considèrent les femmes comme des choses bonnes à jeter ! »

Elle a alors fondé le réseau d’organisations féministes « Femmes en noir », ainsi baptisé par les médias à cause de ses manifestantes entièrement vêtues de noir, à l’exception d’un chapeau rose entouré d’un ruban portant l’inscription «Ni una màs!», soit « Pas une de plus ! » « Le noir est le symbole de la lutte que nous menons contre les centaines de féminicides et de disparitions. Et le rose symbolise l’espoir des femmes en résistance. Depuis des années, nous luttons pour que les féminicides soient reconnus à Ciudad Juarez et dans l’Etat de Chihuahua. En plus des actions légales que nous entreprenons, nous réalisons des actions symboliques pour rompre le contrôle des médias, et pour que le reste du monde sache ce qui arrive aux femmes et aux jeunes filles ici ! »

… et rendre visible l’invisible
« Il y a quelques années, nous avons érigé la « croix de clous » face au palais du gouverneur, afin d’exiger du gouvernement mexicain le droit à la vérité et à la justice pour les victimes et leur famille. Ce monument a été dressé en réaction à l’impunité qui règne dans notre Etat et dans tout le pays, et pour que l’on se souvienne du sang qui coule dans le désert de Chihuahua. Elle est aussi le moyen de se rappeler les mères qui dénoncent les assassinats et disparitions de leurs filles, et l’omniprésence du crime organisé, de la corruption, de la traite des êtres humains et du trafic d’armes.
L’année suivante, nous avons marché 360 km dans le désert de Chihuahua en transportant une réplique de cette « croix de clous ». Nous l’avons plantée au sommet d’une colline, dans la zone internationale entre les Etats-Unis et le Mexique. Durant tout le trajet, nous avons chanté l’hymne « Ni una màs ! ». À chaque fois qu’une femme est assassinée, nous accompagnons sa famille jusqu’à cette croix en chantant, puis nous y ajoutons le nom de la victime. »

« Il ne se passe pas une semaine sans que nous organisions des actions ; il y a trois jours, avec les mères de « Justice pour nos filles » ( organisation féministe dont Lucha est la coordinatrice, ndlr ) nous avons occupé la place face au palais du gouverneur afin d’exiger une audience.

Nous l’avons obtenue pour le lundi suivant. Nous voulons discuter d’un nouveau cas de disparition. »
Une lueur d’espoir pour Lucha. Une lumière qu’elle entretient, avec ses compagnes de lutte, pour mettre au jour l’invisible.

http://www.amnesty.name/fr/library/asset/AMR41/092/2010/fr/734cc478-9420-4361-8d0b-d69b383b63e1/amr410922010fra.html

Centre des droits humains des femmes de l’Etat de Chihuahua : www.cedehm.org.mx
Comité pour les droits humains en Amérique latine - dossier sur le féminicide au Mexique : www.cdhal.org/feminicides
Webdocumentaire sur « La cité des mortes » : www.lacitedesmortes.net

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