6000 bornes

voyage aux limites de la vie

à Montréal, il y a Josiane. à Porrentruy, il y a Laure. Dans chaque numéro de George, elles mènent en parallèle une expérience insolite proposée par vous, nos lectrices et lecteurs.

expérience proposée:
Assister un thanatologue
Thérèse, La Chaux-de-Fonds

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LAURE, PORRENTRUY
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Des morts, j’en ai vu quelques-uns, dans des funérariums fleuris. J’ai vu aussi des vivants sur des lits d’hôpital qui en avaient l’allure, amarrés de justesse à l’existence par un souffle obstiné. Si j’avais vécu il y a 50 ans, j’aurais sans doute veillé les morts à la maison. Et n’aurais pas eu l’impression, en poussant la porte d’une morgue, d’aborder une réalité occulte.

Le corps enveloppé d’une housse est posé sur une table. Il y a là une jeune stagiaire qui veut devenir ambulancière et qui approche aujourd’hui son premier cadavre, et puis Danielle Voisard, l’une des rares femmes ro­man­des à détenir un brevet fédéral de pompes funèbres. Mise en con­fiance par les anecdotes qu’elle m’a racontées lors d’une première rencontre, j’ai attendu quelques jours, en proie à un qui-vive inhabituel, le téléphone qui m’annoncerait un décès.

«Je vous laisse ouvrir la housse et commencer à détendre les muscles pour l’habiller.» La main gantée sur la fermeture Eclair, j’ai peur d’avoir un choc. Le choc de quoi, au juste ? De trouver dans ce sac un écho au cortège de fantasmes ordinaires sur la mort ? De ne pas pouvoir soutenir l’image, l’odeur ? Le monsieur que je découvre, pieds nus dans sa chemise d’hôpital, il ne fait aucun doute que des gens l’ont aimé ; c’est la première pensée qui me traverse l’esprit. Je ne ressens ni peur ni dégoût. La stagiaire et moi, on lui prend les mains et on remue doucement les articulations des bras qui ont commencé à se figer. On sent la résistance des muscles froids sous la peau tendre. Les considérations anatomiques s’arrêtent là; c’est une sensation diffuse d’intimité respectueuse qui m’envahit.

J’avais en tête la thanatopraxie à l’américaine de Six feet under, où l’on remplace le sang par du formol pour conserver le corps plus longtemps et sans odeurs. En Suisse, on laisse aux morts leur sang. On leur met un lange (les intestins se vident après le décès, les selles remontant parfois par la bouche), une mentonnière (la mâchoire a tendance à s’ouvrir), des étiquettes nominatives sur les jambes. Le reste tient de la toilette quotidienne – rasage, lavage, habillement – assortie ici de multiples astuces pour contrebalancer l’absence de répondant de la personne concernée. Pendant tout le temps où j’effectue les gestes accomplis naguère par la famille qui prenait soin de «son mort», le sentiment d’un partage humain authentique ne me lâche pas.

Le corps est prêt à être installé dans le cercueil. On ajuste la tête sur l’oreiller, entrecroise les doigts à la mode catholique (les positions diffèrent selon les religions). Face à la finitude, le moindre détail compte ; on le sent dans les gestes attentifs et minutieux des croque-morts qui ici rectifient un pli du tissu, là coupent un dernier poil rebelle. J’applique un peu de fard sur les pommettes. Le mort a bonne façon.

C’est à ce moment-là, en parlant du défunt avec mes collègues de l’heure, que je me rends compte que ce monsieur, je l’ai connu vivant. De loin, mais connu. L’émotion me submerge d’un coup.

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JOSIANE, MONTRÉAL
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Des portes demeurées closes, des courriels restés sans réponse et un soupir d’impatience éloquent ont vite fait de m’apprendre que ce qui se passe une fois qu’on a rendu l’âme se fait loin du commun des mortels, de ce côté-ci de l’Atlantique. La Loi sur les laboratoires médicaux, la conservation des organes et des tissus et la disposition des ca­davres stipule que le « titulaire d’un permis d’embaumeur et le personnel qu’il emploie doivent effectuer leur travail privément […] », santé publique et respect du défunt et de sa famille obligent. Assister à une thanatopraxie, pratique nécessaire pour qu’un corps soit exposé au funérarium, s’avère donc impossible puisqu’illégal. Il n’existe pas d’autre rituel de mise en bière ; en l’absence d’exposition, la dépouille n’est pas lavée, elle ne sera habillée que si les proches en font la demande. On retire les bijoux et, le cas échéant, le stimulateur cardiaque, qui exploserait dans l’incinérateur. La tradition semble avoir cédé le pas à de froides formalités.

Pourtant, aucune froideur mais beaucoup de générosité de la part des thanatologues Mitchel Fortin, du service à la clientèle d’un cimetière, et Sophie Benoît, enseignante, qui acceptent de me recevoir. Essoufflée et dépitée par l’insuccès de mes démarches, je déglutis lorsque j’apprends que les croque-morts sont abondamment sollicités, pas seulement par les médias mais aussi par une légion d’individus persuadés que leur désir de renifler du cadavre est unique et pertinent.

S’ils ne peuvent me donner accès à un laboratoire, ils ne sont pas avares de leur temps, abordent les questions techniques et légales de la thanatopraxie, me présentent l’aspect gore de la chose : ossements qui ressurgissent, fuites de fluides corporels, association nauséeuse que font souvent famille et argent. Nous discutons de symboles, de terre remuée et de transmission de la passion du métier. Ressort aussi le constat que le rapport à la mort est en pleine mutation. De nouvelles problématiques surgissent : trop occupés, les gens retardent l’exposition pour la caser à l’agenda, escamotent les étapes des funérailles, chamboulant le processus du deuil qui sombre dans le pathologique. Résultat : le détachement devient ardu et il arrive que des morts soient exhumés et déménagés quand leur famille va vivre ailleurs !

Mon incursion dans le funéraire, à défaut de faire de moi un témoin privilégié des rites qui mettent le point final à une existence (ce qui aurait sans doute été une expérience humaine bouleversante), m’aura mise en contact avec le désir qu’a l’humain d’exiler la mort en périphérie de son quotidien…

Comments
Une commentaire to “voyage aux limites de la vie”
  1. Jeanne dit :

    Bonjour les filles,

    C’est Jeanne from Paris… Je vous propose de tester l’hypnose.
    Bises

    Jeanne

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