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Au pays des inégalités ignorées


Depuis des décennies en Bulgarie, il est communément admis que les femmes ont une position équitable dans la société et qu’elles ne subissent pas de discrimination. Une belle illusion selon la jeune et ambitieuse avocate Daniela Furtunova, membre d’un comité de surveillance des droits humains.

Chaleureuse, un grand sourire aux lèvres, elle nous accueille dans son bureau, entre des piles de documents et de livres. à la voir là, avec ses 30 ans à peine et son air détendu, nul ne pourrait imaginer avec quelle combativité Daniela Furtunova lutte contre les inégalités faites aux femmes en Bulgarie.

L’engagement de la jeune avocate dans la défense des droits humains remonte à 2005, lorsqu’elle a rejoint comme bénévole l’équipe du Comité Helsinki de Bulgarie. Mais au fond, tout cela a commencé bien avant, en 4e année d’école dans sa ville natale de Stara Zagora, où elle prenait souvent la défense de ses camarades de classe défavorisés. Sa mère en plaisante avec elle («Tu devrais devenir avocate!») sans savoir que la fillette vient de découvrir sa vocation.

En 2008, avec des collègues, Daniela Furtunova a fait œuvre de pionnière en lançant la première action contre la discrimination à l’égard des femmes: une campagne de formation et de sensibilisation des avocats bulgares.

«La lutte pour l’égalité des genres est quelque chose de tout nouveau en Bulgarie. Heureusement, avec l’entrée dans l’Union européenne, notre pays a dû se conformer au cadre légal communautaire et une loi volontariste contre les discriminations a été adoptée. Maintenant, notre priorité est de faire en sorte que cette loi soit effectivement mise en œuvre.»

La vérité des chiffres
Sur sa table, les dernières statistiques sur les différences de salaire et de taux d’occupation entre les hommes et les femmes en Bulgarie. En les commentant, Daniela Furtunova n’aura aucune peine à convaincre que les femmes sont discriminées dans tous les domaines dans le pays, à commencer par l’emploi. « Les inégalités sont criantes. Les derniers chiffres de l’Institut national des statistiques montrent que dans des catégories comme la justice, les cadres supérieurs et la gestion, 75’400 postes sont occupés par des femmes, tandis que 146’100 le sont par des hommes. Les femmes travaillent surtout dans l’administration et les services, où les salaires sont nettement inférieurs. Pire: si vous prenez un homme et une femme qui travaillent dans le même secteur d’activité, la femme occupe une position inférieure; par conséquent elle est moins bien payée. C’est la même chose s’agissant de l’entreprenariat. à l’heure actuelle, seules 34’000 femmes sont cheffes d’entreprise en Bulgarie, alors que les hommes sont 80’900. C’est inquiétant, parce que cela montre que les femmes dépendent toujours des hommes dans ce pays.»
Les stéréotypes sur le rôle des femmes dans la société demeurent bien réels. Même le métier d’avocate, qui s’est pourtant féminisé durant les dernières décennies, fait l’objet de discriminations dès la faculté de droit. Daniela Furtunova résume l’opinion qui y prévaut toujours: «Une femme ne fera jamais une bonne professionnelle du droit. Elle ferait mieux de se trouver quelque chose de plus traditionnel, plus proche des activités domestiques. La bonne nouvelle, c’est que cela n’affecte pas la progression professionnelle des femmes. Nous sommes de plus en plus nombreuses à occuper des positions dirigeantes dans des banques, des tribunaux, des institutions et des secteurs d’activité traditionnellement considérés comme des bastions masculins.»

Une mauvaise volonté crasse
Dans son combat, Daniela Furtunova cible tout particulièrement ce «silence» qui maintient dans l’ombre les discriminations liées au genre. Malheureusement, la jeune militante a vu peu de femmes dénoncer de telles pratiques dans sa carrière d’avocate. Il est vrai que le succès de telles affaires dépend aussi de la volonté de coopération de l’appareil judiciaire. En tant qu’organisation indépendante, le Comité Helsinki en Bulgarie veille au bon déroulement de la procédure, mais c’est bien la justice qui tranche. Or le système judiciaire bulgare a fait à plusieurs reprises la preuve de sa mauvaise volonté dans le traitement de ces dossiers. Deux récentes affaires de harcèlement sexuel, portées en justice par une enseignante et un groupe de femmes employées dans une compagnie de transport, ont fait chou blanc devant le tribunal. Plutôt décourageant, déplore Daniela Furtunova, pour les femmes qui veulent lutter pour leurs droits.

La première étape, estime la jeune femme, c’est de travailler avec les institutions à changer les stéréotypes «machistes» qui ont cours dans la société. En tant que future maman, elle s’indigne par exemple du fait que les enfants nés en Bulgarie ne peuvent pas prendre le nom de famille de leur mère. «La loi ne permet à l’enfant de prendre le nom de famille de sa mère que quand le père est inconnu. Une telle absurdité confirme tout simplement que les femmes sont considérées comme inférieures. A mon avis, la seule solution pour promouvoir l’égalité c’est de travailler directement sur la législation et au niveau politique. Hélas, la politique sociale du gouvernement actuel ne nous aide pas; ce serait même plutôt le contraire en ce qui concerne la promotion professionnelle des femmes. La Bulgarie manque cruellement de garderies ainsi que de services sociaux pour les personnes âgées ou handicapées. C’est l’exemple d’une politique sociale inappropriée qui oblige les femmes à rester à la maison pour prendre soin de leurs enfants ou de leurs parents malades ou âgés, et par conséquent qui réduit considérablement leurs chances de s’épanouir professionnellement et personnellement dans la vie.»

Un autre défi de taille est la faiblesse de la politique gouvernementale en matière de protection des droits des femmes, s’agissant notamment de la lutte contre la violence domestique. Daniela Furtunova déplore que la Bulgarie, qui figure dans le «top ten» des pays où l’on rencontre ce problème, ne dispose d’aucun service spécialisé pour les femmes victimes. La passivité de la police bulgare est aussi un frein : « Lorsqu’une victime se rend à la police, elle est souvent renvoyée chez elle sous le prétexte qu’il s’agirait d’un conflit d’ordre privé. Vous voyez, c’est aussi une question de mentalité. Nous avons un grand travail à faire avec les agents de police pour leur faire comprendre la gravité de ce problème. Dans les grandes villes comme Sofia, Burgas, Plovdiv et Varna, les progrès sont visibles, mais dans les villes plus petites et les villages, les mentalités sont encore très bornées et beaucoup ne réalisent pas le caractère criminel d’un comportement violent.»

Il existe bel et bien une loi qui en théorie garantit la protection des victimes de violences domestiques, mais dans la pratique aucun système n’a été mis en place :

«Pendant qu’une affaire est en justice, ce qui peut parfois prendre des années, la victime continue d’habiter avec son abuseur, parce qu’il n’existe pas de lieu d’accueil. En fait, les victimes, dont la plupart sont des femmes, ne sont ni soutenues ni protégées. Il faudrait des centres spécialisés qui offrent un soutien juridique, psychologique et matériel aux victimes; malheureusement jusqu’ici l’Etat s’est déchargé complètement de cette responsabilité sur les ONG.»

Les femmes, symboles de l’honneur national
Néanmoins, il y a une lueur d’espoir. En 2009, deux Bulgares, représentées par Margarita Ilieva du Comité de Helsinki, ont fait voler en éclats certains préjugés sexistes au sein de l’armée. Elena Krasteva et Gabriela Galabova ont intenté une action en justice devant la Cour suprême administrative contre le ministre de la Défense. Motif : le règlement discriminatoire qui empêchait les femmes d’exécuter certaines tâches de la Garde nationale. La cour a estimé – en contradiction avec la loi sur l’armée – que les plaignantes n’étaient pas qualifiées pour agir au motif qu’«elles ne sont pas membres des forces armées.» Mais le ministre de la défense Anyu Angelov, embarrassé par la tournure que prenait l’affaire, a de son propre chef décidé d’éliminer du règlement ces aspects discriminatoires.

Le procès intenté a finalement servi l’intérêt de la société tout entière; en effet, à travers ce règlement, l’Etat, à un niveau symboliquement très élevé, consacrait l’inégalité entre les citoyens bulgares en laissant entendre que les femmes, simplement en raison de leur genre, ne pouvaient pas symboliser le pouvoir de l’Etat et son honneur national ; autrement dit qu’elles avaient moins de pouvoir, de dignité et d’autorité que les hommes. «à l’inverse, l’abrogation de ce texte par le ministre de la défense délivre un message fort à tous les citoyens et observateurs de la Bulgarie, à savoir que le pays traite les individus de manière équitable, en fonction de leurs compétences et sans tenir compte de stéréotypes dépassés et des exigences du protocole. Ainsi, l’armée bulgare est devenue l’une des plus progressistes au monde», se réjouit Daniela Furtunova. .

Pour en savoir plus:
www.bghelsinki.org/en

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