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Musulmane rebelle

Elle porte le voile honni par nombre de féministes. Pourtant Aminetou Mint Ely a tout sacrifié, jusqu’à son identité, à la lutte pour les droits des femmes en Mauritanie.

Le rendez-vous était fixé à 9h30 dans les locaux de l’Association des femmes cheffes de famille, à Nouakchott, en Mauritanie. Aminetou Mint Ely est bien là, mais elle est occupée. Soit. On patientera. Raby Idoumou, un journaliste mauritanien, me tient compagnie. Lui aussi attend Aminetou: nous devons partir ensemble pour le Centre d’accueil des femmes victimes de violence de l’AFCF, dans le quartier d’Arafat. Raby va y tourner les dernières séquences d’un film documentaire sur les violences faites aux femmes, une commande de l’association pour les besoins d’une campagne de sensibilisation. «Tous les journalistes de Mauritanie connaissent Aminetou, m’ex­plique Raby dans un français hésitant, elle est très active dans la défense des droits de l’Homme.» C’est un euphé­misme, je le découvrirai bientôt.

Mais la voilà qui apparaît, un large sourire sur son visage allongé, un sourire qui ne dissimule pourtant pas la force de caractère de sa propriétaire ni, me semble-t-il, un brin de fatigue. Elle est vêtue du traditionnel melafah, une pièce de tissu de 5 mètres de long dans laquelle les Mauritaniennes voilent leurs formes – qu’elles ont souvent généreuses – et leurs cheveux. La Mauritanie est une République islamique, tous ses citoyens sont musulmans, et Aminetou Mint Ely ne fait pas exception à la règle: «Je suis une musulmane, mais une musulmane qui estime que la religion évolue, et qu’on ne peut pas vivre la religion maintenant comme on la vivait au temps du Prophète.» Il faut oser le dire à voix haute dans ce pays où l’islam traditionnel pèse encore de tout son poids sur les moeurs et la vie quotidienne.

Privée de son identité
Aminetou n’attend pas qu’on l’interroge pour parler de ses combats et des projets de son association. Pour l’amener à parler d’elle-même, c’est un peu différent. Trop habituée peut-être à faire passer sa vie et sa personne après ses convictions. «J’ai toujours été rebelle aux traditions et à tout ce qui n’est pas dans l’intérêt des femmes, de la démocratie et de l’Etat de droit. A l’âge de 11 ans, je militais dans des mouvements scolaires pour le changement de la société, contre l’esclavage et les discriminations.» Un engagement précoce au prix de sa formation: «Je n’en ai aucune. A partir du collège, j’ai été systématiquement renvoyée parce que j’étais meneuse de grève. J’ai eu tous les problèmes du monde avec les autorités mauritaniennes, et avec ma famille aussi.» Elle baisse un peu la voix: «Même ma vie… vous voyez… j’ai eu beaucoup de mariages et beaucoup de divorces en raison de mes actions politiques. Depuis quelque temps, j’ai abandonné la vie… conjugale. J’ai mes enfants, qui ont grandi, mais je n’ai plus personne dans ma vie.»

«Je suis une musulmane qui estime que la religion évolue; on ne peut pas vivre l’islam aujourd’hui comme au temps du Prophète» Aminetou Mint Ely

Son combat a même coûté son identité à Aminetou. En 1999, lorsqu’elle décide de créer l’Association pour la promotion des droits des femmes, l’Etat refuse de la reconnaître, «parce que ces droits n’étaient pas connus, mais aussi à cause de mon nom, qui était déjà mis à l’index. A l’époque, je ne pouvais même pas sortir du pays.» Elle devient donc Aminetou Mint ElMoctar, faux passeport à l’appui, et demande un nouvel agrément pour, cette fois, l’Association des femmes cheffes de famille. Elle obtiendra la reconnaissance attendue le jour même. «Pendant longtemps je n’ai pas été reconnue, et j’ai pu voyager sans problème», se souvient-elle en riant.

Aujourd’hui Aminetou est redevenue Mint Ely et se déplace librement. Mais l’Etat la garde à l’oeil. L’AFCF a dénoncé publiquement le coup d’Etat du 6 août 2008 qui a vu le général Mohamed Ould Abdelaziz renverser le premier président démocratiquement élu du pays. «Nos revendications ne pourront être satisfaites que dans un Etat de droit, martèle Aminetou, et un pays dont le président a pris le pouvoir par un coup d’Etat n’est pas un Etat de droit.» Deux fois déjà le général, devenu président le 18 juillet dernier, a convoqué la présidente de l’AFCF. Mais il en faudrait bien plus pour l’émouvoir.

Frappée avec du fil électrique
Ce qui l’émeut vraiment, c’est la situation de toutes ces femmes pour lesquelles elle se bat, femmes battues, violées, discriminées, maltraitées, marginalisées. Par exemple, ces mineures embauchées par des familles aisées pour les travaux domestiques et qui sont souvent maltraitées physiquement ou moralement. Avec l’appui financier de Terre des hommes, l’AFCF a lancé une étude à l’échelle du pays afin d’identifier ces jeunes filles domestiques et de leur venir en aide. C’est ce qui occupe Aminetou ce matin, et qui l’empêchera de venir avec nous comme convenu pour le tournage du documentaire. Soit encore, nous nous retrouverons après. Embarquement donc dans un imposant 4×4 japonais avec Raby et son frère cameraman. Le chauffeur slalome avec l’aisance du vieux loup de terre entre le chaos des voitures, les nids-de-poule et les piétons téméraires. Sur le terre-plein central de l’avenue qui conduit à la mosquée marocaine, des hommes sont alignés, avec à la main qui une ampoule, qui un pinceau, qui un morceau de tuyau… Ce sont des travailleurs journaliers qui cherchent de l’embauche et signalent ainsi leur spécialité. Que la voiture ralentisse seulement, et ils tentent leur chance: «Madame! Madame! Tu n’as pas besoin d’un électricien?» Non merci, une prochaine fois peut-être. «Inch’Allah.» C’est cela, si Dieu le veut.

Au Centre d’accueil des femmes victimes de violence de l’AFCF, l’ambiance est détendue, du moins jusqu’à ce que les victimes se mettent à parler. Et lorsque Tulaye, une jolie Peule au regard absent, remonte la manche de son chemisier bleu, un silence douloureux fige l’assistance. Son bras droit est lacéré, un trou béant offre au regard la chair rose qui tranche sur la peau noire. L’auteur? Son mari qui, surprenant une dispute entre son épouse et sa soeur, a aussitôt pris parti pour la seconde et s’est mis à frapper sa femme avec du fil électrique. Tulaye a porté plainte à la police, et son mari a été arrêté. Mais le lendemain il était libre. C’est ce qui a décidé la jeune femme à approcher l’association.

Victime de viol… mais coupable de­vant la loi
«L’impunité: c’est le plus grand des fléaux contre lesquels se bat l’Association des femmes cheffes de famille», fulmine Aminetou. Je suis revenue du centre d’accueil au siège de l’association… dans l’ambulance du centre: le 4×4 et son chauffeur avaient été appelés ailleurs. Depuis un moment, j’attends que la présidente, qui virevolte d’une sollicitation à l’autre sans cesser de s’excuser à mon égard, se pose un instant à mes côtés: encore un papier à signer, un appel téléphonique d’une journaliste japonaise, une visite de l’équipe de Terre des hommes, cette adolescente à l’oeil tuméfiée qu’il faut photographier avant de la laisser partir à la police… Ça y est, Aminetou est enfin libre, libre pour moi je veux dire, et libre d’évoquer ce problème de l’impunité auquel l’association se heurte si souvent.

En matière de viol, le Code pénal mauritanien prévoit une punition identique pour l’auteur et pour la victime: 80 coups de fouet et une amende!

«La Mauritanie est championne en matière de ratification de textes en faveur des droits humains, mais nulle lorsqu’il s’agit de les appliquer», ironise-t-elle. Les raisons? La corruption à tous les échelons de la police et de la justice, et le tribalisme, qui veut qu’on se protège entre membres d’une même tribu. «Par exemple je suis allée voir le procureur avec une petite fille esclave. Il a classé le dossier et ensuite restitué l’enfant, non pas à ses parents, mais à ses maîtres!», s’indigne Aminetou. A la police ça se passe autrement: «Ils font traîner nos demandes de réquisition pendant une semaine. Ainsi, au moment où ils leur donnent enfin suite, les traces sur le corps de la victime ont disparu.»

A cela s’ajoute que si la Constitution mauritanienne garantit bel et bien l’égalité entre tous les citoyens du pays, son Code pénal, lui, est «discriminatoire»: «C’est un ramassis de coutumes, de lois de la charia (la loi islamique, ndlr) et de textes qui remontent à la colonisation française», énumère Aminetou. Ainsi, en matière de viol, le Code pénal mauritanien prévoit une punition identique pour l’auteur et pour la victime: 80 coups de fouet et une amende! «Ils mettent cela dans le cadre de la zinaa, les relations sexuelles hors mariage, qui sont illégales dans l’islam.», explique Aminetou. En général les coups de fouet ne sont pas appliqués, mais il n’est pas rare qu’une jeune fille qui a eu le courage de dénoncer un viol soit récompensée d’une peine de prison et d’une amende. S’étonnera-t-on après cela que le premier obstacle sur lequel bute l’AFCF dans son action soit la réticence des victimes à se faire connaître et porter plainte?

Depuis un moment, plus personne n’est venu pertuber le cours de notre entretien. C’est jeudi, le week-end a pratiquement commencé. Aminetou me raccompagne jusqu’à la porte puis s’en retourne, seule, vers son bureau où l’attendent d’autres tâches urgentes, forcément urgentes. Tout à l’heure elle m’a dit: «J’ai sacrifié ma vie à la lutte contre les inégalités, et je continuerai à le faire tant que je vivrai.» Je crois qu’elle n’exagérait pas.

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