prise de langue
Pour en finir avec l’identité féminine
22 septembre 2010: la Suisse écrit une page de l’Histoire. Avec 57% de femmes, elle arrive au deuxième rang des gouvernements les plus féminisés au monde. Mais l’attention quasi - exclusive portée au sexe des candidates et candidats a littéralement anéanti le débat politique. Décryptage avec Stéphanie Pahud, linguiste à l’Université de Lausanne.
On a répété, bien sûr, que la compétence devait l’emporter sur le sexe. Mais voilà bien un des préceptes les plus vides de sens du débat. En quoi consiste cette compétence ? Seuls des cahiers des charges détaillés et des programmes de gouvernement auraient permis d’évaluer les candidatures avec discernement. Or peu de médias sont entrés en matière. Le Matin, par exemple, a certes proposé quotidiennement des « fiches signalétiques », invitant chacun et chacune à faire état de ses propositions pour endiguer la hausse des primes maladie, ou donner son avis sur le port du voile à l’école et l’aide au suicide. Mais c’est dans ces mêmes portraits que l’on a appris également que Simonetta Sommaruga avait peur des souris, que Karin Keller-Sutter ne pouvait résister aux bonbons et qu’il fallait interroger la femme de Jean-François Rime pour connaître les défauts du politicien. De quoi nourrir des stéréotypes éculés sur les préoccupations et la vie intime des unes et des autres.
D’un point de vue théorique, les arguments rabâchés à longueur d’articles en faveur de la parité ont mélangé sans scrupules principes essentialistes et principes égalitaristes, à tel point que les discours les plus machistes ont rejoint ceux de féministes censément émérites. Le crêpage de chignon redouté en cas de collaborations féminines a ainsi été évoqué aussi bien à gauche qu’à droite, par des hommes et par des femmes. Et l’on n’a pas manqué de décrire, de tous points de vue également, la coupe de cheveux «garçonne» des candidates, tantôt pour expliquer qu’elle contribuait à «masculiniser» l’image de ces dernières et leur permettait d’incarner la rassurante figure du père, tantôt pour déplorer qu’elle ternisse leur féminité.
Globalement, politiques et journalistes semblent s’être mis d’accord sur le fait que les femmes devaient faire de la politique « autrement ». Pour exemple, les propos de l’ancienne conseillère fédérale Ruth Dreifuss, interrogée par Le Temps au lendemain de l’élection de Simonetta Sommaruga :
« Simonetta Sommaruga va certainement contribuer à un meilleur fonctionnement du Conseil fédéral – par sa personnalité même, et cette personnalité a beaucoup à voir avec le fait qu’il s’agit de Madame et non de Monsieur Sommaruga. Son parcours n’est pas aussi linéaire que celui d’un homme. Il est sans doute moins facile, plus compliqué. Et en cela, son histoire reflète bien celle de la majorité des femmes ».
De quoi conforter le mythe d’une politique au féminin plus humaine et plus morale, évidemment bienvenue en période de crise de confiance. Or si l’on ne peut nier qu’il existe certaines différences effectives et observables entre la conduite des affaires politiques des hommes et celle des femmes, des études ont permis de prouver que ces différences viennent uniquement de la position d’outsider ou de profane des secondes et s’effacent spontanément au bout de quelques années de pratique.
Si les femmes accèdent désormais au jeu politique, cette accession reste largement soumise à conditions
et surtout tributaire de leur identité sexuelle. Il est bienvenu qu’elles se montrent féministes, mais qu’elles affichent un féminisme modéré qui n’altère pas leur capital sympathie ; elles sont plus favorablement évaluées si elles assument leur féminité, sans toutefois tomber dans des travers courtisans ; elles sont en même temps paradoxalement invitées à masculiniser leur image pour gagner en crédibilité ; on les enjoint enfin de définir une autre manière de gérer les dossiers qui leur sont confiés. Tout se passe donc encore comme si l’identité sexuelle prévalait sur tout autre composante de l’identité politique. Pire, comme si l’identité sexuelle donnait sens à l’identité politique.
Comment briser ce cercle vicieux? Si le féminisme reste nécessaire tant que persistent des discriminations, il est plus que temps d’en finir avec un féminisme pétri de clichés qui revendique une « identité féminine » et enferme femmes – et hommes – dans des rôles prédéfinis et étriqués. Simone de Beauvoir nous a appris que l’on ne naissait, biologiquement, ni femme, ni homme. Anthropologues et sociologues ont largement expliqué à sa suite comment on le devenait socialement : les comportements des individus sont soumis à une forme de « police des genres » qui incite hommes et femmes, à des degrés divers d’explicitation, à se conformer à des comportements étiquetés « féminin » ou « masculin » et présentés comme allant de pair avec l’identité sexuelle. Il est aujourd’hui temps de prendre acte que les différences qui découlent de cette socialisation ne sont effectives que dans un système de représentations qui les accueille et leur donne sens et qu’il est possible de modifier ce système de représentations.
La présence de quatre femmes au gouvernement est bien un pas vers l’accession des femmes au monde politique, mais un pas supplémentaire est nécessaire pour normaliser et banaliser cette accession. Il est urgent de déconstruire les imaginaires de genre qui président à notre socialisation pour être en mesure de renoncer à faire du sexe un principe structurant de notre identité, privée ou professionnelle. En suivant cette voie, on n’élira plus des hommes et des femmes, mais des personnalités politiques. Et l’on en finira enfin avec l’identité féminine.