6000 bornes

retraite en béatitude

à Montréal, il y a Josiane. à Porrentruy, il y a Laure. Dans chaque numéro de George, elles mènent en parallèle une expérience insolite proposée par vous, nos lectrices et lecteurs.

expérience proposée:
Partir en retraite dans un monastère
Alexe, Montréal

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LAURE, PORRENTRUY
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Les sœurs cloîtrées m’accueillent en hôtesses invisibles. Durant la trentaine d’heures que je passe au Carmel, je ne les entrevois que furtivement, dans l’église où elles occupent une travée excentrée, grillagée et à l’abri des regards. On entend s’élever ces voix de femmes dont je ne saurais dire si elles sont nombreuses, jeunes, et réellement incarnées. Comme Brassens qui imaginait une vie fourmillante sous les voiles et cornettes, je me trouve face à un mystère qui m’intrigue tout autant qu’il m’irrite : qui sont ces femmes qui choisis­sent la réclusion ? Elles savent que je suis là, préparent en coulisses les repas qui me sont transmis par un passe-plat borgne et me laissent frustrée d’une rencontre.

Par un hasard improbable, je partage les repas en tête-à-tête avec un jeune prêtre letton qui termine sa thèse à Fribourg et fait escale ici quelques jours. Chacun part de son fief, lui de la théologie, moi du théâtre, et les mots se glissent entre les deux ( j’ai de la peine avec cette phrase ). On parle philosophie, architecture, scénographie, souvenirs de l’époque soviétique où les gens des kolkhozes venaient par cars entiers voir gratuitement des spectacles à Riga.

J’ai laissé à la maison tout facteur de distraction. Pas de téléphone, ni de bouquin, ni même de montre. Tant qu’à vivre hors du monde, vivons hors du temps. Très vite, je m’en mords les doigts. La journée au monastère est réglée à la minute. Repas à heures fixes, prières, offices. Je tente de régler mon horloge naturelle, de regarder le soleil et de me fier aux cloches pour endiguer le soupçon d’angoisse qui me taquine. Angoisse du rien. De l’attente que quelque chose survienne alors qu’ici ça n’arrivera pas. Le temps s’égrène en termes de ce que je loupe au dehors. Je me sens en punition, coincée avec une Bible dans un espace trop petit pour nous deux. Et si je prenais le maquis ? Pour George, je reste. Pour moi aussi, qui ai quelques comptes à régler avec la contrainte.

Je dors beaucoup ; j’essaie de penser, mais toute ébauche de réflexion se heurte aux murs de la chambre. Ma tête est verrouillée. Quand je n’en peux plus de contempler le mètre carré de vitre donnant sur la forêt, j’ouvre mon agenda. Loin de me flanquer le tournis, cet entrelacs de choses à faire, de gens à voir et de détails insignifiants vissés à des dates me remplit de bonheur.

A midi, le prêtre veut savoir comment j’ai trouvé sa prestation à la messe du matin, d’un point de vue théâtral. Je lui conseille de regarder vraiment les gens dans les yeux en levant la tête vers l’assemblée. A moins que cela aussi ne fasse partie de ce à quoi on tente ici d’échapper et qu’il nommait à l’autel « la séduction du monde »…

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JOSIANE, MONTRÉAL
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Raconter le silence me semble de loin plus ardu que de le vivre le temps d’un séjour chez les moniales bénédictines. Curieuse sans être emballée, je me dis que l’expérience qui viendra couronner cette première année de georgeries sera assurément plus reposante que les précédentes.

Je franchis le seuil juste à temps pour l’office de sexte, confiante en ma capacité à demeurer coite sans en souffrir un seul instant. Des chants indistincts, frêles et usés, m’attirent vite à la chapelle où, depuis le jubé, je tente d’entrevoir les moniales derrière la clôture qui les sépare du monde pour les en libérer. J’aurai vite fait de constater que ce silence auquel je suis venue me mesurer se terre de leur côté des grilles. De ce côté-ci, ma voisine de réfectoire croque ses carottes à tue-tête en s’enquérant de mes préférences musicales pendant que la sœur externe me traque du regard, ravie de voir en moi une nouvelle interlocutrice.

Après le premier repas, je commence à prendre la mesure du temps. Il s’écoule à gros grains lourds et je déploie mon ingéniosité pour donner un sens aux minutes qui passent. Moi qui suis imperméable au sacré, je me lance activement dans la vie contemplative. Et le calcul. La liturgie des heures devient ma colonne vertébrale et je commence à dénombrer les minutes restantes, les couverts sur la table, les sœurs visibles depuis le jubé, les mots que j’ai dû prononcer.

L’office de none arrive, puis les vêpres. Lorsque la sœur externe me propose de m’aider à suivre la cérémonie, j’applaudis à l’idée de cette nouvelle activité et, assise entre elle et le vicaire, j’essaie de comprendre le déroulement de l’office, dont la logique me semble de loin plus absconse que le latin. Il faut tourner les pages de façon imprévisible, se lever, s’asseoir, ployer le dos… Viennent les complies et les vigiles. À l’usure, je détecte les signaux annonciateurs de la fin : kyrie eleison (1) (pas vraiment transparent…) et mouvements des voiles derrière le grillage.

En somme, j’assiste à 9 offices religieux, en rate 2, dors 11 heures, mange 4 repas, parle à 5 personnes (mais ne prononce en tout que 6 phrases), regarde l’horaire de train au moins 10 fois, devance mon départ de 139 minutes, prends 16 photos, lis 2 livres de la Bible et vois mon esprit assailli toutes les 3 minutes par 1 seule pensée ramenée du dehors. Il reste qu’une fibre me fait défaut. « Dieu et Dieu font quatre (2) », a écrit un de vos compatriotes. M’extraire du grand bruit du monde ne m’aura pas fait réviser l’équation….

(1) Chant liturgique des Églises catholique et orthodoxe.
(2) Pierre Dudan, auteur, compositeur, interprète, écrivain et acteur suisse, né à Moscou en 1916.

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