visite guidée

Les nuances fondamentales de Rose

L’exposition « Don’t Look Now » du  Kunstmuseum de Berne permet de  découvrir Tracey Rose, une artiste sud-africaine incisive, qui oppose à tout  discours dualiste un questionnement contrasté, mais sans complaisance. Ce n’est pas par hasard que dans « T.K.O. », l’une de ses vidéos emblématiques, c’est au travers de la boxe qu’elle exprime son propos.

Dans « T.K.O. », Tracey Rose frappe furieusement un sac de boxe, filmée par quatre caméras de surveillance dont l’une logée dans le sac. Le film intègre les captations de ces diverses caméras en une vertigineuse succession d’images superposées. Celles-ci sont accompagnées d’une bande-son composée de respirations, cris plaintifs et hurlements, dont la violence évoque tantôt la rage, tantôt la douleur ou la terreur, tantôt le sexe, selon leur différence de tonalité ou d’intensité.

Tracey Rose n’est pas une « gentille » artiste. Née en 1974, en Afrique du Sud, elle a grandi dans un pays disloqué par l’apartheid, où l’Etat jouait un rôle prédominant dans la construction des identités individuelles et sociales. Sa propre histoire porte les traces de ce déchirement culturel et ethnique : l’artiste conjugue des racines allemandes, une éducation catholique, des traits africains et un héritage sud-africain. Ni blanche ni noire, ou alors blanche et noire à la fois, elle se définit comme « personne de couleur », expression suffisamment large pour intégrer toutes les nuances de son identité.

Elle vit intimement l’expérience de l’ambiguïté, du fait d’être « entre deux » et de concilier, dans une impossible
harmonie, la singularité et l’altérité. Cette tension entre des pôles intenables constitue son cadre conceptuel. Aussi, réfutant tout manichéisme, Tracey Rose dissèque sa propre histoire sociale pour générer des œuvres qui sont à la fois personnelles et politiques.

Son corps, travaillé, exposé, lui permet d’incarner les dilemmes de l’identité, comme dans certaines de ses œuvres où elle apparaît sous diverses apparences et dans différents rôles.
Avec une violence manifeste ou symbolique, elle se réapproprie aussi un corps longtemps soumis à la logique de domination coloniale. Son corps est souvent dénudé et, chez elle, la nudité fait office de véritable tenue de combat, comme dans « T.K.O. »

Poing, visage, pubis s’enchaînent dans une ronde épileptique. La superposition chaotique de plans aléatoires compose une suite mouvante, voire fuyante, d’images souvent floues. La boxeuse et le décor se fondent, le noir et le blanc se brouillent pour composer une infinité de nuances de gris. Devant ce flux d’images, l’œil du spectateur oscille, devenant tour à tour celui de l’agresseur et de l’agressé, ou encore celui du voyeur. Cette permutation de rôles confronte celle ou celui qui regarde aux identités en jeu dans la société.

Au niveau de sa structure, « T.K.O. » semble emprunter au modèle de la tragédie classique. La performance respecte les trois unités (temps, lieu et action), et suit une progression dramatique : exposition (bruits de pas, apparition de la boxeuse), montée de l’action (premier coup frappé, puis accélération des mouvements), nœud/climax (pic de l’inten-sité des coups, de la respiration et des cris), dénouement (disparition de la boxeuse, bruits de pas). Toutefois, aucun élément extérieur ne vient entraver ni faire évoluer l’action.

Cette structure en miroir semble impliquer que le combat, tout comme le supplice de Sisyphe, est à recommencer éternellement. Pourtant, en visionnant le film, on a le sentiment que malgré tout quelque chose s’est passé entre le début et la fin. Comme si cette folle danse de la boxeuse constituait une sorte de rituel magique, et que, suite à une transformation invisible opérée dans le creux de notre conscience, notre propre regard, presque imperceptiblement, avait changé.

Tracey Rose pratique un art critique, engagé, parce qu’elle traque et cherche à mettre en péril les normes dominantes et limitantes. Ce qui ne l’empêche pas d’aborder ses thèmes avec légèreté et fantaisie. Questionnant beaucoup, elle ne propose aucune formulation rassurante, permanente. Elle œuvre plutôt à mettre à jour des alternatives, sans les polarités habituelles entre blanc et noir, femme et homme. Elle cultive ainsi une forme de résistance qui lui permet d’ouvrir des espaces pour construire de nouvelles formes de subjectivité.

* TKO (Technical Knock Out) : Arrêt de match suite à la décision de l’arbitre quand l’un des adversaires est blessé ou quand il décide d’abandonner le combat.

Tracey Rose, T.K.O. (Technical Knock-Out)

Exposition « Don’t Look Now »

Kunstmuseum Bern, jusqu’au 20.03.2011

www.kunstmuseumbern.ch

Tracey Rose et le monde de l’art
Invitée dans un panel d’intervenantes, lors de l’ouverture en 2007 du Centre Elizabeth A. Sackler pour l’art féministe du Brooklyn Museum, elle mit en scène un dialogue avec des marionnettes. Dans cette performance, elle attaquait directement le centre et l’équipe organisatrice de l’événement qui n’avait invité que quelques-unes des artistes «de couleur». Elle dénonçait ainsi une forme de féminisme ethno-centré, occultant les questions d’ethnicité et de classe, et promu par des femmes blanches qui «disaient lutter contre les hommes, mais qui ont donné naissance à des hommes blancs, ou qui les ont épousés».

La performance de Tracey Rose au Brooklyn Museum

L’œuvre «T.K.O.*» trouve son origine lorsque Tracey Rose avait commencé à prendre des leçons de boxe parce qu’elle voulait battre un commissaire d’exposition qui l’avait particulièrement fâchée.

«T.K.O» au Kunstmuseum de Berne
Sous le titre de «Don’t Look Now», le musée des Beaux-Arts de Berne révèle une sélection des œuvres de sa grande collection internationale d’art contemporain. S’y trouvent présentés au public les travaux de vingt artistes de divers horizons et périodes. Dans une contradiction insoluble, le titre nous invite à ne pas regarder maintenant, comme s’il n’y avait (encore) rien à voir. En fait, les œuvres sélectionnées s’ancrent toutes dans le large thème de la perception: invisibilité/visibilité, représenté/non représentable, etc. Le visiteur est amené à regarder, mais sans forcément voir. Dans ce contexte, «T.K.O.» fonctionne particulièrement bien. Diffusée sur un petit téléviseur, l’œuvre offre un espace intime, contraste bienvenu avec les œuvres de grand format accrochées sur les murs de la vaste salle.

* TKO (Technical Knock Out): Arrêt de match suite à la décision de l’arbitre quand l’un des adversaires est blessé ou décide d’abandonner le combat.

Tracey Rose
T.K.O. (Technical Knock-Out)

Exposition «Don’t Look Now»
Kunstmuseum Bern
Jusqu’au 20.03.2011
www.kunstmuseumbern.ch

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