6000 bornes

Défis des filles

À Montréal, il y a Josiane. À Porrentruy, Laure. Dans chaque numéro de George, elles vont mener en parallèle une expérience insolite proposée par vous, nos lectrices et lecteurs.

Montréal – New-York
6000 bornes vous promettait une chronique américano-européenne.
Premier numéro, première incartade: elle sera nord-américaine à 100% pour cette fois, puisque Laure, au bénéfice d’une bourse artistique, est basée à New-York pour quatre mois.

Défi relevé pour ce numéro 1:
Apprendre à utiliser et maîtriser un fusil d’assaut.
Nathalie, Lausanne

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JOSIANE, MONTRÉAL
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Entre un Smith & Wesson M&P15 et moi, peu d’obstacles à enjamber. On me propose de régler la question à la bonne franquette dans un boisé, mais j’opte sagement pour un centre de tir, où je me rends en transports publics. Métro Du Collège. Bus 202 Dawson ouest. Cette conjonction de noms déroule un tapis bien rouge pour une pensée qu’il serait difficile de passer sous silence ici: au cours des deux dernières décennies, trois fusillades ont eu lieu dans des établissements d’enseignement montréalais. La dernière: collège Dawson, septembre 2006.

Première visite: on photocopie mon permis de conduire puis on me donne rendez-vous le surlendemain, sans me
questionner. En ce lieu, mon désir d’appuyer sur la gâchette semble naturel. Le jour dit, on me présente un catalogue et je choisis la version light de ce que les Américains ont utilisé au Vietnam. L’esthétique est la même, me dit-on, seulement les balles sont plus petites et le recul moins fort. Je choisis ensuite mes cibles. Puisque je vais utiliser une arme conçue pour tuer des humains, je joue le jeu jusqu’au bout et m’offre deux silhouettes: une petite verte et une grande noire.

Mon instructeur m’explique dans un franglais hésitant comment charger l’arme, la manipuler prudemment, com­ment viser, tirer. Tout ça entrecoupé d’informations sur sa vie et son rapport aux fusils, qu’il connaît depuis l’enfance. Tour à tour soldat, tireur d’élite, garde du corps dans son pays d’origine, il fait désormais de la compétition de tir pour maîtriser les images qui l’habitent.

Moi, je suis là pour jouer, même si ce jeu semble effroyablement sérieux. Les balles et le cliquetis des douilles qui retombent me font sursauter, mon corps se crispe en prévision du recul de l’arme après chaque coup de feu. Par chance, l’instructeur a des allures de prof de yoga. Il observe posture et respiration avec une délicatesse étonnante et me conseille comme si c’était vraiment important que j’atteigne un organe vital sur l’ennemi en 2D. Il m’apprend à retenir ma respiration pour viser. Il faut attendre le battement du cœur, puis l’afflux sanguin dans l’œil – qui brouille la vision – avant de tirer. Ma mécanique et celle de mon arme s’apprivoisent.

Mon inquiétude se dissipe à mesure que les munitions s’épuisent. Je n’é­prou­ve aucun plaisir. Le mieux que je ressens, pendant que je vide les chargeurs dans du papier, est de l’indifférence, l’impression de me regarder faire ce que je dois faire. L’idée de me défouler me traverse l’esprit: investir mes cibles de quelque chose, les nommer, mais aucun concept, aucun être, pas même un personnage de roman détesté, n’arrive à s’accrocher à mes petites silhouettes.

Une fois les 60 minutes écoulées, je ressors et réalise que le plus improbable, dans cette aventure, n’est pas ce que moi j’ai vécu. Manipuler une arme est le lot de tant d’humains. C’est plutôt ce qui est arrivé à mon M&P15 qui m’étonne: il n’a pas été conçu pour un contexte aussi aseptisé, ni quelqu’un d’aussi récalcitrant.

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LAURE, NEW-YORK
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Une fois les 60 minutes écoulées, je ressors et réalise que le plus improbable, dans cette aventure, n’est pas ce que moi j’ai vécu. Manipuler une arme est le lot de tant d’humains. C’est plutôt ce qui est arrivé à mon M&P15 qui m’étonne: il n’a pas été conçu pour un contexte aussi aseptisé, ni quelqu’un d’aussi récalcitrant.

Les flics de New York, quand je leur ai demandé où apprendre à manipuler une arme à feu, m’ont envoyée à la National Rifle Association, popularisée par le Bowling for Columbine de Michael Moore.

Le Westside Rifle and Pistol Range à Manhattan est sis dans un sous-sol glauque à deux pas de la 5e avenue. On y vend des t-shirts avec des cibles imprimées sur le buste et des étuis colorés pour ranger son fusil. Ce qui en des circonstances ordinaires relèverait de la mise en scène ou de l’intérêt malsain semble ici parfaitement normal. Normal d’entendre des coups de feu dans le couloir ou de voir une sexagénaire chétive rentrer chez elle un pistolet sous le bras, normal de débarquer avec un passeport suisse et de demander à manipuler un fusil d’assaut. Petit mensonge à l’appui – je joue dans un spectacle un personnage fasciné par les armes – on me propose de suivre pour 60 dollars un cours privé avec le gars qui a entraîné Uma Thurman pour Kill Bill 2.

Cours théorique. L’instructeur astique un revolver et fustige les lois de l’Etat de New York en matière de possession d’armes sur un ton de franche camaraderie. J’ai la mine contrite et l’œil dubitatif. Il doit voir que je fais semblant. Pas le choix: je laisse mes principes au vestiaire et plonge. Je pose des questions, m’intéresse à l’objet comme à l’embrayage d’une bagnole quand j’ai passé mon permis. «I’m a good student and they make such great guns in Switzerland!» On me met entre les mains un fusil qu’on m’apprend à tenir appuyé contre l’épaule, à monter horizontalement jusqu’à l’œil au lieu d’incliner la tête vers le viseur. L’outil est dangereusement ergonomique, pensé comme un appendice létal confortable. En une heure on me juge apte à manier un flingue.

Le surlendemain, je me lève pour aller tirer. L’instructeur m’explique comment placer les balles dans le magasin et s’éclipse, me laissant entre les doigts soixante petits obus métalliques fa­bri­qués au Mexique. Le geste est précis, méthodique. Je vis de l’intérieur une séquence de cinéma. Le déjà-vu distille un sentiment terrible de puissance; chaque nouvelle balle semble achever de me convaincre que je fais quelque chose de capital. C’est peut-être ça, le piège de l’arme: l’objet recèle un tel pouvoir qu’il finit par contaminer la personne qui le touche. On se sent important parce qu’on tutoie un fusil. Leurre élémentaire.

«Shooting time». Dans la cabine derrière la vitre blindée, lunettes de protection et casque sur les oreilles, je tire pour de vrai, à côté d’un flic dont les détonations en rafales me déchirent les valvules. La seule issue pour presser sur la gâchette est de considérer la chose comme un exercice d’adresse. «It’s fun, isn’t it?» me demande l’instructeur. Une fraction de seconde, j’imagine qu’on leur dit ça, aux gars de mon pays, au moment de leur confier l’arme de service qu’ils planqueront dans leur chambre à coucher.

Comments
2 commentaires to “Défis des filles”
  1. princess dit :

    Merci pour cette expérience menée jusqu’au bout et pour le sacrifice de quelques parts d’innocence.
    Hautement édifiant! J’ai hâte de lire vos prochaines aventures!

  2. Julien dit :

    Merci. Ce que j’ai ressenti lors de mon «école» de recrue était donc une réaction normale.

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