ailleurs
Karinna Moskalenko
En Russie, les décisions judiciaires ne sont pas toujours rendues selon les principes de la loi. Karinna Moskalenko défend un oligarque du pétrole et des citoyennes et citoyens ordinaires face à l’injustice russe, malgré le risque d’assassinat.
De loin, elle ressemble à ces babouchkis – ces grands- mères russes – qui hantent les villages à moitié abandonnés de Sibérie. Karinna Moskalenko. Des chaussures improbables qui ont parcouru des milliers de kilomètres dans la gadoue printanière moscovite et sur le mauvais linoléum des salles de justice russes, une robe ample qui coûte quelques roubles au marché derrière la gare de Khrabarovsk, une permanente que même les vieux coiffeurs italiens jamais modernisés n’osent plus afficher dans la vitrine de leur salon genevois ou lausannois. De près, on découvre un ordinateur portable dépasser de son sac à main.
Karinna Moskalenko est en fait la meilleure avocate de défense des droits humains en Russie. Elle défend notamment l’oligarque Mikhael Khodorkovski à la Cour européenne des Droits de l’Homme à Strasbourg. Son client est l’ancien propriétaire de la compagnie pétrolière Youkos. Il a eu la mauvaise idée de vouloir se mêler de politique, il est aujourd’hui traîné en justice par l’état russe pour toute une série de mauvaises raisons selon son avocate et l’opinion internationale.
La foi comme seule protection Karinna Moskalenko parle en français quand elle développe des arguments et arguties juridiques pour défendre son plus célèbre client ou ces nombreux Russes victimes d’un système juridique profondément corrompu. Mais pour parler d’elle-même, sa langue maternelle, le russe, refait naturellement surface. Elle ne peut exprimer dans une autre langue la crainte qui l’étreint lorsqu’elle franchit le pas de la porte de son immeuble. C’est sur un tel pas de porte qu’a été assassinée de plusieurs balles tirées à bout portant Anna Politkovskaia, journaliste critique du pouvoir.
Karinna et Anna sont de la même race, celle des femmes russes déterminées à lutter contre les abus des autorités de leur pays. « Après le meurtre d’Anna, j’ai compris que
rien ni personne ne nous protège, ni la célébrité, ni l’état qui tue ceux qui le critiquent. »
Karinna et Anna partageaient aussi une notoriété internationale, toutes deux invitées régulièrement à l’étranger pour des conférences et des séminaires sur les violations des droits humains, en Tchétchénie pour Anna, au sein du
système judiciaire et carcéral russe pour Karinna. Mais il y a quelque part la protection de Dieu, croit Karinna Moskalenko.
Une fois installés dans un taxi - pris dans les bouchons qui engorgent Moscou - elle me donne son très lourd sac à main duquel dépasse toujours son ordinateur portable, et la course dans les ruelles de la capitale russe commence pour arriver à l’heure à l’office dans une petite église de quartier. L’avocate ne peut vivre, « survivre », se reprend-elle, sans la religion. Toute la famille est très religieuse : « chaque samedi, mon fils va à l’église », précise-t-elle, comme si le comportement de la nouvelle génération de Russes est un meilleur curseur de la solidité de l’engagement religieux familial. « Quand on comprend qu’on ne parvient pas à bien défendre les gens, quand on voit toutes ces injustices, quand on ressent parfois l’inutilité de son travail, croire en Dieu aide à supporter cela et à supporter la douleur de tous les clients que nous défendons. » Ce n’est pas de l’apitoiement sur soi-même, c’est un constat fait sur un ton doux et posé dans la salle paroissiale en attendant le passage à la confession. Karinna Moskalenko ne veut pas la rater, elle a déjà manqué les deux-tiers du service religieux à cause de la circulation moscovite. S’agenouiller au milieu de l’église, murmurer à l’oreille du Pope qui lui pose une main sur la tête. Les paroissiens sont nombreux à venir la saluer, elle s’éloigne pour parler un moment à une jeune fille qu’elle parraine, « de sérieux problèmes familiaux, l’alcool toujours et encore », soupire Karinna.
Face à l’état russe, cette machine froide
Quand Mikhael Khodorkovsky sort de la salle d’audience, le couloir aux murs bicolores vert hôpital et blanc sale est bouclé par les OMON, police spéciale lourdement armée qui prend son rôle très au sérieux. Le prévenu gagne d’un pas décontracté et le sourire moqueur aux lèvres un autre étage du bâtiment. Karinna Moskalenko sort satisfaite de l’audition, une greffière rogue, dont les talons claquent sur le mauvais sol de béton, lui jette un regard assassin et sans un mot pointe du doigt une feuille A4 punaisée au mur lépreux du couloir sur laquelle est dessinée une interdiction d’utiliser le téléphone portable. Celui de Karinna sonne sans arrêt, souvent pour une demande de conseil juridique. Son association défend de nombreux citoyens et citoyennes russes devant la Cour européenne des Droits de l’Homme.
La Russie est le pays le plus souvent visé par des requêtes devant cette cour, un tiers de toutes les requêtes annuelles.
Mais en Russie, les avocats et juristes qui en maîtrisent les arcanes et osent s’y intéresser ne sont pas nombreux. L’association ne fonctionne que grâce aux émoluments payés par un seul de ses clients, Mikhael Khodorkovsky ; pour les autres, c’est gratuit.
Son bureau un peu à l’extérieur du centre de Moscou est inévitablement encombré de dossiers. « La justice en Russie n’existe pas pour tous », résume en une ellipse polie Karinna Moskalenko. Elle dénonce la manière dont l’état russe fonctionne aujourd’hui, « cette espèce de machine froide. » « Les contribuables paient beaucoup d’argent pour que fonctionnent
l’armée, la police, les services spéciaux, pas pour qu’ils s’enrichissent sur le dos de la population, mais pour qu’ils la protègent.» Sauf que la corruption est tellement endémique au sein des systèmes judiciaire et policier russes que le Premier ministre Vladimir Poutine peut publiquement annoncer un verdict avant la justice alors même que le président Dmitri Medvedev annonce une réforme de ce système corrompu. Peu convainquant pour Karinna Moskalenko. « Je ne peux pas croire Dmitri Medvedev, je peux croire en le bien, en la vérité, en Dieu. Pour ce qu’il en est des dirigeants du pays, je ne peux pas les croire. Comme juriste, je regarde les faits, et quand je vois ce qui se passe actuellement dans les cours de justice, quand je vois la situation dans les prisons, les choses ont très, très peu changé. » Si peu changé que les juristes prêts à entrer en conflit avec l’autorité, celle du juge ou celle du pays, sont très rares en Russie. « Parce que c’est dangereux pour le client », rappelle Karinna Moskalenko. « Aussi pour l’avocat », mais il faut insister pour qu’elle le dise, comme si elle voulait l’évacuer ou ne pas se mettre en avant. Elle se réfugie immédiatement dans la religion : « nos capacités sont très limitées, mais le pouvoir de Dieu est infini. »
Demander à Karinna Moskalenko si elle espère un jour malgré tout voir un changement éteint son regard rieur, la plonge dans ce qui ressemble à un abîme de pessimisme : « notre peuple dans sa majorité croit toujours que ce l’état dit est vrai. Jusqu’à ce que vous réussissiez à prouver que ce n’est pas le cas et seulement quand le contraire sera prouvé, il pourra y avoir une réaction populaire. » Et prouver que ce n’est pas le cas signifie souvent jouer avec sa vie..