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Les médailles: une histoire d’hormones?

«L’affaire Caster Semenya», du nom de cette athlète sud-africaine soupçonnée d’être un homme, a médiatisé une pratique étonnante du monde du sport: les tests de féminité imposés aux sportives à l’allure un peu trop masculine… Cette pratique d’un autre âge reste pourtant régulièrement appliquée. Anaïs Bohuon, docteure en histoire du sport, en a fait son principal sujet de recherche.

GEORGE: Anaïs Bohuon, le cas de Caster Semenya a remis en lumière les tests de féminité, qui permettraient de déterminer le sexe d’une athlète et de certifier qu’elle est bien une femme. Mais au fond, comment déter­mine-t-on le sexe d’une personne?
A. B. : Difficile de répondre simplement à cette question. Des chercheuses estiment qu’au moins cinq critères doivent être pris en compte. Le sexe chromosomique (XX, XY), le sexe gonadal (ovaires/testicules), le sexe apparent (pénis/clitoris) mais aussi le sexe social et psychologique. Un ensemble bien complexe. Cette question révèle, me semble-t-il, l’inanité du projet des tests de féminité. Qu’est-ce qui fait qu’on est un vrai homme, une vraie femme? A vrai dire, cette définition n’ existe pas.

Pourtant, les tests de féminité, s’ils ne sont plus obligatoires aujourd’hui, existent toujours bel et bien…
Oui, ils sont pratiqués de cas en cas, si des soupçons quant au genre de l’athlète sont émis. Ces examens ont été introduits pour la première fois en 1966 lors des Championnats d’Europe d’athlétisme à Budapest. On était alors en pleine Guerre froide et c’est de ce contexte politique particulier que sont nés les tests de féminité. à cette époque, les sportives de l’Est raflaient une bonne partie des médailles, et la rivalité avec l’Ouest était très forte. Ces athlètes suscitaient de fortes suspicions. Curieusement, on les soupçonnait peu de dopage, mais surtout d’être des hommes.

Comment s’y prenait-on concrètement?
Le premier test de féminité consistait en un contrôle gynécologique couplé avec un test de force et de souffle. J’ai pu parler avec des athlètes qui ont été testées. Elles m’ont raconté qu’elles devaient se regrouper entièrement nues dans une petite salle d’attente avant d’être analysées par les médecins. Le test était réussi si leurs résultats restaient en-deça des capacités estimées masculines.

Beaucoup de celles qui étaient soupçonnées de ne pas être des femmes n’ont jamais passé l’examen: elles ont préféré renoncer à la compétition, à l’image des Russes Tamara et Irina Press.

Au final, 243 athlètes ont été testées. Certaines femmes et leurs délégations sportives surtout, très humiliées, ont adressé des plaintes aux autorités sportives. Cet examen a été remplacé par un autre, jugé plus scientifique.

On a donc poursuivi l’expérience…

Oui, le second test a été introduit en 1968, lors des Jeux olympiques d’hiver à Grenoble. Il s’agissait du test du corpuscule de Barr, qui visait à repé­rer, grâce à un prélèvement de salive, le second chromosome X. Avec peu de crédibilité: au moment même où ce test a été introduit dans le monde du sport, les généticiens l’ont abandonné, le jugeant peu fiable. Pourtant, sur 6’561 femmes testées entre 1972 et 1990, 13 ont été exclues des compétitions. Dès 1992, on change encore une fois de stratégie, et on part à la recherche du chromosome Y, au moyen d’une analyse ADN. Peu de temps après, le CIO et la Fédération internationale d’athlétisme annulent l’obligation des tests de féminité, en se ménageant une sortie de secours: en cas de doute sur l’identité sexuée de certains athlètes, les tests restent autorisés. Une règle encore d’actualité aujourd’hui.

Quel regard portez-vous sur ces différents tests?
Aujourd’hui, on estime que 2% au moins des bébés naissent intersexes. Ces changements dans les critères du test de féminité montrent les multiples dimensions du sexe biologique et la difficulté à déterminer le «vrai» sexe d’une personne. Cette difficulté se transforme en impossibilité lorsque les personnes se révèlent être intersexes et donc inclassables en tant que mâles ou femelles. Tout ceci bouleverse la représentation d’une construction bi­naire entre le sexe masculin et le sexe féminin.

Pourtant, aucune athlète qui aurait échoué au test de féminité ne souhaite s’exprimer. Vous-même avez des difficultés à entrer en contact avec elles. Pour quelles raisons?
C’est une profonde souffrance que de voir son identité remise en question publiquement. J’ai contacté Sarah Gronert, une tenniswoman allemande née intersexe, soumise à une récente polémique. Elle continue à jouer, mais elle fuit les médias et la chercheuse que je suis. Et il y a le cas récent de Santhi Sounda­rajan, une athlète indienne: après sa deuxième place au 800 mètres des Jeux asiatiques à Doha en 2006, elle a été disqualifiée, ayant «échoué» au test de féminité. Très ébranlée, elle a depuis tenté de se suicider.

Reste qu’il peut être légitime de tester les femmes qui n’en seraient pas, ne serait-ce que pour garantir une certaine équité…
C’est ce que pensent certaines compétitrices que j’ai rencontrées: les athlètes sont généralement en faveur de ces tests. Elles évoluent dans un milieu très dur, elles ont sacrifié beaucoup pour y parvenir. Plusieurs d’entre elles estiment que, puisqu’elles n’ont rien à se reprocher, elles ne voient pas où est le problème. Elles veulent préserver l’égalité des chances, et la crainte de voir un homme leur souffler un podium est plus forte que tout. Mais elles ont une vision partiale, fantasmée de la réalité. Si on y réfléchit un instant, ce raisonnement ne tient pas. Imaginez un sportif inscrit aux Jeux Olympiques, il va vouloir concourir dans une catégorie où il peut exceller: jamais un homme ne voudrait courir chez les femmes! Cela n’a jamais existé au cours de l’histoire, personne n’a jamais pu prouver la présence d’un homme dans une compétition féminine. Certains médecins véhiculent ce genre d’arguments, mais cela ne me semble aucunement recevable.

Tests de féminité versus dopage… Et si on posait l’équation autrement?
En effet. Lors des Championnats du Monde de Berlin, ceux-là même où Caster Semenya a dû se justifier, le sprinter jamaïquain Usain Bolt a établi un nouveau record du monde du 100 mètres stupéfiant, en moins de 10 secondes. Il pulvérise son propre record mais là, les réactions sont d’un tout autre registre: admiration sans borne des commentateurs, publication de textes dithyrambiques dans la presse. Et si certains évoquent le dopage pour commenter l’incroyable performance d’Usain Bolt, Caster Semenya, elle, n’a pas ce «privilège». C’est son identité sexuée qui est remise en cause. Si une femme est aussi rapide, on va d’abord la soupçonner d’être un homme. Pourquoi ne seraient-ils pas l’un comme l’autre soumis à un contrôle de dopage?

Et maintenant, quelles pistes suivre?
Il faut absolument que ce genre de tests soit aboli au profit de filtres anti-dopage. Il serait également important de laisser concourir les athlètes intersexes dans la catégorie de leur choix. On va en arriver à devoir déconstruire cette bicatégorisation: de plus en plus de personnes vont franchir les limites qui ont été posées jusqu’ici. Il faudra bien trouver une solution pour ne plus aller à l’encontre de la dignité humaine. Aujourd’hui, demandons-nous comment Caster Semenya, jeune fille de 18 ans, va pouvoir poursuivre sa carrière, vivre de sa passion, après avoir vu son intimité exposée au monde entier, après avoir été taxée de tricheuse du fait d’une différenciation dont elle n’est en rien responsable – par opposition au dopage – et après avoir essuyé tant de remarques humiliantes et traumatisantes. Pourquoi lui refuser de concourir dans la catégorie qui correspond à ce qu’elle pense être au plus profond d’elle-même? Enfin, pourquoi évoquer le dopage quand l’exploit est masculin et mettre en doute l’identité sexuée de l’athlète quand l’exploit est féminin?

Anaïs Bohuon, bio express:
Née en 1981, elle est docteure en histoire du sport. Établie à Paris, elle enseigne à la Faculté des Sciences du Sport de Reims. Ancienne athlète, spécialiste de l’heptathlon, elle se définit volontiers comme «une sportive ratée» puisqu’elle a dû abandonner sur blessure la compétition alors qu’elle était adolescente. Depuis, son énergie est tout entière tournée vers la recherche universitaire… et vers le squash, sa nouvelle passion sportive. Ses travaux portent sur l’analyse des conditions socio-historiques de construction des discours médicaux au sujet du sport féminin et sur la production des normes corporelles sportives féminines. Elle a notamment publié «Sports et bicatégorisation par sexe: test de féminité et ambiguïtés du discours médical» dans la revue Nouvelles Questions Féministes en 2008.

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