ailleurs
l’insoumise du sahel
Au Burkina Faso, les droits des femmes sont protégés… sur le papier. Fatouma Diallo se bat pour qu’ils le soient aussi – surtout – dans la société.
Elle m’avait prévenue au téléphone: «Il va faire très chaud, vous savez!». Fatouma Diallo n’a pas menti. Ouagadougou au printemps, c’est une épreuve. Sous mon crâne surchauffé, mon cerveau semble se recroqueviller comme un morceau de viande sur la braise. Mais je ne peux pas échapper à Ouaga ce jour-là, et surtout je ne veux pas laisser Fatouma m’échapper. J’irai donc.
Fatouma m’a donné rendez-vous chez elle, de l’autre côté du barrage presque à sec à cette saison. C’est là qu’elle travaille depuis que son bureau a été ravagé par les inondations qui ont frappé Ouaga en septembre dernier (cinq morts et 150’000 sans-abri). Dans la cour, son mari Hamidou s’affaire au nettoyage de la citerne destinée à récolter l’eau des pluies qui ne tarderont plus. «J’ai eu la chance de tomber sur un homme qui m’a beaucoup soutenue», me glissera Fatouma un peu plus tard. «Rester seul avec les enfants pendant un mois ou deux, il n’y a pas beaucoup d’hommes qui l’auraient accepté».
Mais qui saurait résister à la volonté de Fatouma? Même ses trois fils ont dû s’y plier lorsqu’elle a décrété, un beau jour, que la confection des repas du week-end leur incomberait désormais.
«Je voyais bien qu’ils n’y croyaient pas. Mais le samedi à midi, avec mon mari, on a acheté un paquet de pâtes, le plus petit disponible au magasin, on s’est cuisiné notre repas, et on a mangé tout seuls. Quand les garçons sont arrivés, qu’ils ont vu que la table n’était pas mise et que les casseroles étaient bien rangées à leur place, ils ont compris.» Elle rit gentiment, fière de son succès et de ses garçons qui, depuis lors, l’ont remerciée de l’utile leçon qu’elle leur a ainsi donnée.
Pas de vélo, pas d’eau!
C’est comme ça qu’elle fonctionne, Fatouma. En toute chose elle préfère la démonstration à la théorie. Comme le jour où elle arrive dans un village de son cher Sahel et n’y voit aucune femme. «Je me renseigne, on me dit: ‘Elles sont parties depuis le matin pour aller chercher de l’eau’. Il y avait pourtant une charrette dans ce village. C’est un ami suisse qui l’avait payée, justement pour soulager un peu les femmes dans la corvée de l’eau. Mais aucun homme n’avait voulu libérer un taureau pour tirer la charrette. Les femmes sont donc revenues un peu plus tard, à pied, chacune portant sur sa tête une calebasse ou un seau d’eau. Elles ont préparé le repas, puis les hommes sont rentrés, à vélo, du marché où ils avaient passé la journée à discuter. Ils se sont lavés, ils ont mangé. Ce soir-là, je n’ai rien dit. Mais le lendemain, après le départ des hommes, j’ai dit aux femmes: ‘Aujourd’hui, vous ne bougez pas’. Elles avaient peur, mais elles m’ont suivie. Avec la voiture que j’avais ce jour-là, nous sommes allées chercher de l’eau pour elles et leurs enfants. Mais pour les hommes, rien. Le soir, il fallait entendre les cris dans les cases quand ils ont réclamé l’eau pour se laver et le repas! Mais le lendemain, ils sont allés chercher l’eau eux-mêmes avec leurs vélos et la charrette. Et désormais, ils font de même à chaque fois qu’il y a une pénurie d’eau.»
À leur mesure, les succès de Fatouma Diallo sont des révolutions. Chez elle, dans l’ethnie peule dont elle est issue, dans ce Sahel où elle a vu le jour, la femme dépend de l’homme et lui est inférieure en toute chose. Que l’une d’entre elles se dresse contre ces hommes et leurs inébranlables traditions, c’est, dans cette société, un extraordinaire défi. Alors forcément, Fatouma s’est fait des ennemis. «Il y a des gens qui ne me saluent pas, certains parmi ceux que l’on dit marabouts, ou imams… Parce qu’un imam de 60 ans voulait épouser une adolescente de 15 ans ! J’ai été le voir, il m’a dit que ça ne me regardait pas. Alors je l’ai convoqué à l’Action sociale.» Le Ministère burkinabé de l’Action sociale et de la solidarité nationale a des représentations dans chaque province du pays, qui veillent à l’application des lois – progressistes – en la matière. «Je ne peux pas compter le nombre de personnes que j’ai fait emprisonner, » note Fatouma d’un ton égal. Elle ne compte pas non plus les fois où elle a trouvé les pneus de sa moto lacérés, du sable dans le carburateur, ni les appels téléphoniques nocturnes… Elle hausse les épaules: «C’est la rançon de tout combat.»
L’indépendance financière
Une jeune fille est apparue dans le salon. Fatouma lui fait ses recommandations dans l’une des langues du pays (elle en parle plusieurs) puis la libère. C’est une jeune fille du quartier qui travaille quelques heures par jour pour elle, et à qui elle a donné en outre un peu d’argent pour qu’elle puisse ouvrir un petit commerce. Ici comme ailleurs, l’indépendance financière est l’une des clés de l’émancipation des femmes. Fatouma le sait bien, et c’est avec cette conviction qu’elle a fondé, en 1994, l’ONG Femmes-Sahel-Développement. Pendant dix ans, dans les villages du nord-est burkinabé, elle a créé, formé et suivi des groupements de femmes dans des activités comme l’élevage, la traite et le commerce du lait (le peuple peul est traditionnellement composé d’éleveurs), la fabrication et la vente de produits artisanaux. L’ONG de Fatouma n’a pas survécu à sa démission en 2004. Elle en a été très déçue, bien sûr, mais se console à la pensée que les groupements de femmes ont subsisté. «Et ces femmes-là, maintenant, se battent pour scolariser leurs filles. Avant, ça n’existait pas.» Mais contre qui se battent-elles au juste ? «Leurs maris bien sûr. Excusez-moi mais c’est comme ça, le mari d’abord, et puis la société.»
L’école? Sa grand-mère avait dit non
Il s’en est fallu de peu, d’ailleurs, que Fatouma elle-même ne soit pas scolarisée. « Ma grand-mère, qui m’a élevée, avait dit non, catégoriquement. Et mon père lui aurait obéi.» Mais un ami français de son père est intervenu, et Fatouma est finalement allée à l’école. Sur le mur qui me fait face, Fatouma sur une photo sourit à une vieille dame: sa grand-mère. Elle ne lui a donc pas gardé rancune. Et elle souligne le mérite de son père qui « a dû subir les remarques de sa mère, de ses frères, de tout le monde: ‘Pourquoi tu laisses ta fille à l’école, il est temps qu’elle se marie, pourquoi tu dépenses de l’argent pour elle ?’… » C’était il y a près de cinquante ans. Depuis lors, l’Etat burkinabé a rendu obligatoire, et gratuite, la scolarisation des filles. Mais comme souvent, ce qui est simple sur le papier l’est moins dans la pratique. Car certaines familles n’ont pas les moyens d’assumer les frais annexes de la scolarisation. C’est pour elles que Fatouma a créé sa nouvelle ONG, Femmes-Initiative-Action, qui soutient financièrement et matériellement la scolarité d’une quarantaine de fillettes et adolescentes. La caisse de l’ONG est alimentée par des dons et par Fatouma, qui reverse une partie de ses gains de consultante – elle est diplômée en sociologie rurale et assistante en développement communautaire: « Nous avons eu la chance d’avoir ce que tout le monde n’a pas. Il nous incombe de redonner un peu de ce que nous avons reçu. »
«Une tradition qui blesse, je la refuse»
Mais si une famille refuse d’envoyer sa fille à l’école? « J’essaie la sensibilisation, et si ça ne marche pas je passe à l’action, c’est-à-dire la dénonciation.» L’Etat et ses lois, au fond, sont ses meilleures armes et elle ne se prive pas de les utiliser, y compris contre sa propre famille lorsqu’elle le juge nécessaire. L’un de ses demi-frères l’a ainsi avertie un jour que sa mère ( la seconde épouse du père de Fatouma ) voulait faire exciser sa fille: «J’ai reçu l’appel vers 16 heures. A 18 heures j’étais dans le bus, à 22 heures j’étais chez eux. Le lendemain, l’air de rien, j’ai lancé la conversation sur l’excision. Et lorsque la mère est intervenue pour défendre son point de vue, j’ai dit:
‘Si quelqu’un dans cette maison excise une fille, je le fais enfermer’. Elle m’a dit: ‘Même moi ?’ J’ai dit: ‘Même toi’.»
Elle s’étonne presque aujourd’hui de sa propre audace, Fatouma. C’est qu’il faut mesurer le courage dont elle a fait preuve ce jour-là à l’aune du respect dû aux aînés, une exigence quasi-sacrée, profondément ancrée dans l’âme de chaque Africaine et Africain. «Et je sentais dans mon dos le regard de mes frères et soeurs… Mais ils étaient de mon côté.» Fatouma convaincra sa belle-mère, tant et si bien qu’aujourd’hui elle aussi milite contre cette pratique! «Pour certains, lutter contre le mariage forcé, contre les mariages précoces, contre la barbarie de l’excision, ça ne se fait pas, parce que ce sont nos traditions, disent-ils. Mais une tradition qui blesse, je la refuse. Et tout peut changer, si ce n’est pas bon.»
Dehors, un vent chargé de poussière s’est levé. Fatouma noue un foulard sur sa tête: « Je vous raccompagne avant la pluie ?» Vraiment, Ouaga au printemps…