si vous avez raté le début…

Une amazone à confesse

Yvette Théraulaz, comédienne, chanteuse, a toujours manié le verbe pour conquérir sa liberté et celle de toutes les femmes. Dans sa cuisine lausannoise, elle accepte de se raconter. Être féministe ? « Juste normal… » Au détour de ses paroles, comme un parfum d’universel.

PREMIÈRE FOIS
Je crois que la première fois que j’ai ressenti cette révolte, c’était en 1958, avant la votation de 1959, la première sur le suffrage féminin (une très grosse polémique et la naissance d’un «comité de femmes contre l’insti­tution d’un suffrage féminin» qui se conclut en 1959 par un net refus du peuple, ndlr). J’avais 11 ou 12 ans. Je m’étais fâchée avec ma meilleure amie, je lui disais: «tu te rends compte, ce qu’ils nous font?» Et rien, aucune réaction… je ne savais pas si c’était moi qui exagérais. Le droit de vote, moi je le prenais comme une chose très très sérieuse, je me disais: «c’est pas possible, papa, mon père, vote. Ma mère, elle, ne vote pas» Ça me torturait parce que je n’arrivais pas à trouver de réponse. À partir du moment où on n’arrive pas à trouver les réponses, si on est un peu révolté, on creuse. Et je crois que, à partir de ce moment-là, je n’ai pas arrêté de creuser.

BÉBÉS
Ma mère m’avait dit, quand j’avais 6 ou 7 ans: «si tu accouches, sache que ça sera un péché mortel». Mais moi je ne savais même pas d’où venaient les bébés. Je me disais: «mais comment je pourrais avoir un bébé, ça doit avoir un lien avec les garçons, mais quoi, comment?» C’était affreux de ne pas nous dire… Le fait de ne pas savoir d’où venaient les bébés et de penser que je pourrais en avoir un dans le ventre, quelle terreur… Plus tard, six-sept ans après, on a su comment ça fonctionnait, avec les copines. Mais longtemps après, quand même…

DIEU
Quand j’avais l’ostie dans la bouche, je croquais comme ça, un tout petit peu… parce qu’on nous avait dit que si on la mangeait il pouvait arriver des choses terribles. Et ce que je faisais aussi, avant d’aller me faire confesser plus tard, je me masturbais dans l’église. Je serrais les jambes jusqu’à ce que je jouisse… Je savais qu’il pouvait se passer quelque chose d’affreux et en même temps je le faisais quand même, parce que je voulais voir.

FÉMINISME
À mon époque, on était terriblement politisés… chez moi, il y avait une cage de résonnance forte, tout m’atteignait.
Pour ma famille, le communisme était une plaie, il paraît qu’ils tuaient des bébés. Des lieux communs, une idéologie dominante, et pourtant j’y croyais. Alors pourquoi, sur le droit des femmes, je n’ai pas sombré dans l’idéologie dominante? Je crois que cela m’a paru pire que tout, traiter les femmes comme ça, je ne supportais pas. On m’aurait frappée, j’aurais résisté, car je ne lâchais pas là-dessus…

FÉMINISME (2)
C’est fou l’atavisme qu’on a en nous de ne pas dé­plaire aux hommes. Alors on dit: «je suis féministe, mais en tout cas pas comme ça, pas comme telle et telle, j’aime les hommes…»


MAI 68

Libérateur! S’il n’y avait pas eu ça, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Je me disais: «ça y est, on s’ouvre, ça y est! Non seulement les femmes vont y gagner quelque chose, mais la société aussi, parce que c’est pour ça qu’on se battait.» Pourtant, encore aujourd’hui, la vraie prolétaire, c’est la femme seule avec des enfants. La famille monoparentale la plus mal lotie.

MLF
Je n’y suis pas restée longtemps… Dès qu’il y a une idéologie qui se met à tout verrouiller, on devient un peu bête. Je lisais les féministes, mais ce n’était pas le plus important pour moi. Et les plaisanteries des hommes sur moi étaient dures. J’ai entendu un homme dire: «je vais me faire Yvette, elle est pas trop mal foutue et c’est une gonzesse du MLF.» Ça devenait le rapport homme-femme dans ce qu’il a de plus dur, je te prends, je te baise. Et moi, ça, c’est impossible, je n’ai jamais «baisé».

THÉÂTRE
Très vite, j’ai réalisé que les personnages féminins étaient pleins de stéréotypes. Que les metteurs en scène étaient tous des hommes qui avaient des visions caricaturales des femmes. Alors j’ai tout fait pour jouer des héroïnes différemment. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de sottes ou de «bedoums» (écervelées, ndlr) chez les femmes, n’est-ce pas… Il y a des manières de faire, des façons de jouer, je n’ai jamais travaillé sur les minaudages de la séduction féminine, ces stéréotypes-là, jamais.

THÉÂTRE (2)
Je ne voulais pas tellement choquer. J’ai commencé à trente ans à chanter le féminisme et c’était une telle libération pour moi de ne plus jouer de rôle, de ne plus faire comme on me disait de faire. Puis je me suis rendu compte que c’était de la provocation. J’avais le choix: «est-ce que tu provoques toujours ou est-ce que tu fais machine arrière?» Je n’ai jamais fait machine arrière.

EMILY ET NORA
J’aime Emily Dickinson, la poétesse américaine, et cette pièce, Emily ne sera plus jamais cueillie par l’anémone de Michel Garneau. L’histoire de cette femme écrivaine sans concession, magnifique, qui m’a mise dans un bonheur total. Et j’ai aimé jouer Nora, héroïne de la Maison de Poupée d’Ibsen. Cette femme qui s’émancipe et quitte son mari et ses enfants, ce qui, au moment où nous l’avons jouée, était tout aussi problématique qu’au XIXe siècle. À l’époque, la comédienne n’a pas voulu jouer la fin parce que c’était trop scandaleux. Une femme ne quitte pas ses enfants. Elle quitte son mari, mais pas ses enfants. Ce sont des choses qu’on ne peut pas entendre. Je ne sais pas si moi, au très très très profond de moi, je l’entends…

INJUSTICE
Une anecdote dans les Temps Modernes, le journal de Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. L’histoire d’un Algérien proche de la rédaction qui avait violé une fille. Le journal se demandait s’il fallait le dénoncer ou non. Le dénoncer, ç’aurait été mettre en cause un étranger de gauche, ne pas le dénoncer, c’était faire affront à cette fille. «Qu’est-ce que tu veux toi?», lui disait-on. À elle. Ce n’est pas possible, nous, les femmes, passons vraiment en dernier: notre dignité est rarement reconnue.

MARIAGE Ma mère me disait: «aucun homme n’a voulu t’épouser». En fait, je n’ai jamais voulu me marier. C’était impossible: Je boycottais les mariages de mes copines pour montrer mon désaccord…

CHAMBRE À SOI
Je n’ai jamais pu vivre en couple, sous le même toit, sans avoir une porte de sortie. J’ai vécu en communauté, c’est là que mon fils est né. Quand j’avais un homme, j’étais fidèle, mais sans accepter de co­habiter. Ça ne me paraissait pas pos­­­sible. Je me dis qu’avant de mourir j’aimerais bien essayer, voir si c’est pos­sible. Mais bon, faut déjà trouver l’oiseau…

ARGENT
Je n’ai jamais dépendu finan­­cièrement d’un homme, je crois que j’avais compris que c’était la première revendication et peut-être même l’unique qui tienne vraiment la route… enfin, qui ne faisait pas fausse route.

CULTURE
Aujourd’hui, je suis heureuse de voir les femmes s’exprimer: il y a beau­coup de cinéastes, peintres, photo­graphes. Et des écrivaines : les femmes créent et le font de mieux en mieux. Elles allument des lumières, j’en suis heureuse.

INÉDIT
J’ai écrit une chanson que je n’ai jamais chantée. Ça parlait de «la femme d’un militant de gauche». Pourquoi je ne l’ai pas chantée? Je n’ai pas osé. J’ai été vraiment conne…Il allait militer, me regardait en fixant mes deux seins: «tu verras, quand on aura fait la révolution, vous serez récompensées, vous les femmes, vous aurez votre place. En attendant…» Je pourrais la reprendre pour un nouveau tour de chant.

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