si vous avez raté le début…
De la sténo à la plume
Isabelle Aguet est entrée à L’Illustré comme secrétaire, en 1943, avant de devenir journaliste. À 88 ans, elle dévore encore toute la presse romande… excepté L’Illustré.
«J’ai fait mon bachot à Lausanne, avant d’entamer des études de lettres. Mais c’était d’un mortel ennui ! Alors j’ai tout lâché avec l’idée de devenir journaliste. J’ai vu une annonce pour une place de secrétaire francophone chez Ringier à Zofingue, qui éditait L’Illustré et un journal qui s’appelait Pour Tous. En 1943, à vingt ans, je suis donc partie pour la Suisse alémanique. Je me souviendrai toujours de la mort de Mussolini, pendu par les pieds. Mon chef m’avait demandé de prendre en sténo le texte du correspondant de L’Illustré à Milan, alors que je n’avais pas de formation de secrétaire. Quel désastre!
Au bout de deux ou trois ans, j’en ai eu marre de vivre dans cette province argovienne reculée. J’ai proposé à mon employeur d’aller travailler à Lausanne, où il y avait un bureau avec une dame qui s’occupait des abonnements. Ils ont créé un poste de secrétaire pour moi. Les débuts de Ringier en Suisse romande, c’était donc nous deux au 1er étage de la rue de Bourg n° 27, et les rédacteurs en chef qui passaient de temps en temps.
J’ai eu sept rédacteurs en chef à L’Illustré. Le premier s’appelait Monsieur Terrisse et m’avait engagée parce que sa secrétaire précédente était partie ouvrir le bureau de Ringier à Paris. En 1960, mon deuxième rédacteur en chef, Jacques Selig, a fait en sorte que je puisse obtenir le titre de journaliste. Il s’est battu pour moi. Du coup, mon travail est devenu beaucoup plus intéressant. A l’époque, j’étais la seule femme journaliste à L’Illustré.. Les autres femmes étaient toutes des secrétaires. Nos bureaux avaient déménagé à l’Hôtel Escale (au-dessus de l’actuel Café Saint-Pierre) et, plus tard, au Grand-Chêne, au dernier étage du bâtiment qui accueille aujourd’hui le restaurant Manora.
J’étais obligée de travailler. En 1958, mon père, qui était chancelier d’Etat au canton de Vaud, s’est suicidé dans son bureau au Château. Il s’était épris d’une femme qui l’avait ruiné, ne laissant que des dettes à ma mère, mon frère et moi. Grâce à mon salaire, j’ai pu aider ma mère. Mais je me suis aussi fait plaisir. Ma première voiture fut une Morgan rouge vif décapotable, que j’avais vue au Salon de l’auto à Genève. Elle ressemblait à une Bugatti, avec un énorme capot. Elle m’a coûté 6000 francs. Mon oncle m’avait alors dit: «Si tu t’étais acheté une voiture normale, je t’aurais payé la moitié. Mais pour celle-là, je ne te donne rien!»
Jacques Selig a eu une attaque un soir, alors qu’il mangeait avec moi chez Nyffenegger à St-François (l’actuel Starbucks, ndlr). Sa tête est tombée d’un coup dans son assiette de frites; le pauvre est mort trois jours plus tard. Avec un collègue, nous avons postulé pour reprendre la rédaction en chef. J’ai écrit une lettre à un des chefs de Ringier à Zofingue. Mon frère, médecin à Lausanne, m’a encouragée. Figurez-vous que je n’ai même pas eu de réponse à cette lettre.
Celui qui a fini par décrocher le poste est resté quelques années mais n’a pas réussi à s’imposer. En 1970, Ringier a demandé à un ancien de la Schweizer Illustrierte de prendre la rédaction en chef de L’Illustré. Les gens étaient furieux de voir arriver un Suisse allemand. Mais pas moi: j’ai toujours trouvé que les Suisse allemands travaillaient bien. Les Romands, eux, ne supportaient simplement pas l’idée d’aller voir leurs chefs à Zofingue.
Je me suis incrustée parce que j’aimais bien mon poste et je savais que je ne pouvais pas aller plus haut. Je pouvais déjà m’estimer heureuse de faire le travail de relecture. J’ai aussi pu partir en reportage. Il y a notamment eu ce voyage en Chine en 1973, sur invitation du dirigeant éthiopien Hailé Sélassié. Le vieil empereur était trop fatigué pour prendre l’avion, alors il avait délégué sa petite-fille et plusieurs ministres, qui nous ont accompagnés dans un Boeing 707 entre Addis Abeba et Shanghai. Nous avons passé deux semaines sur place, à passer de banquet en banquet pour faire «santé» avec des officiels haut placés du régime, jusqu’au premier ministre. Je me souviens qu’ils avaient tous cette façon très particulière de rire en terminant leurs phrases. Ils étaient rigolos, ces Chinois!
Mon chef n’aimait pas les conflits, alors c’était à moi de les arbitrer.
Les autres hommes de la rédaction n’aimaient pas qu’une femme assume ce rôle, mais je m’en fichais.
Probablement que certains me détestaient cordialement, mais ne pouvaient pas le montrer car j’étais protégée par le rédacteur en chef. Je ne sais pas comment c’est dans le métier aujourd’hui, mais à l’époque, les sympathies personnelles jouaient un grand rôle.
En 1979, tout a basculé pour moi. Après une valse de plusieurs rédacteurs en chef est arrivé, un jour, un jeune correspondant parlementaire, qui a d’ailleurs fait une belle carrière chez Ringier et Edipresse par la suite. Pour moi c’était très embêtant. Il a convoqué toute la rédaction, sauf moi. J’ai trouvé cela très curieux. Ensuite il m’a appelée et m’a dit qu’il ne voulait pas de moi comme adjointe. De fait, c’était le rôle que j’avais à l’époque. Il voulait engager un ami à ce poste. Je me rappelle qu’il m’a dit «Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de vous? Je vous mets au frigo, ou bien?».
J’avais 57 ans et je poireautais dans un bureau. Alors j’ai pris rendez-vous avec le grand manitou, Hans Ringier. Je suis partie en train à Zofingue, pour le rencontrer à 9 heures du matin. Et il m’a dit : «Je n’y peux rien.» Il était complètement inutile. Je me suis défendue comme j’ai pu, j’ai même pris un avocat, mais il n’y avait rien à faire. C’était un sale coup. Ils m’ont donné six mois et ce rédacteur en chef est devenu mon ennemi juré. Je crois qu’il avait peur de moi, parce que je disais toujours ce que je pensais.
Par chance, j’ai appris que 24 Heures cherchait quelqu’un pour son supplément du samedi. C’est là que j’ai travaillé encore une bonne décennie, même au-delà de l’âge de la retraite. J’ai fini à 69 ans et ensuite, j’ai encore fait de la mise en page à la Nouvelle Revue, le journal du parti radical.
Aujourd’hui je continue à lire beaucoup: des romans policiers, le dernier Martin Suter, ou des auteurs que je n’avais encore jamais lus, comme Céline: c’est épouvantable! Je lis aussi des journaux, 24 Heures, Le Temps, Le Matin Dimanche et assez souvent L’Hebdo. Mais pas L’Illustré. J’y suis en quelque sorte devenue allergique. Enfin… j’y jette quand même un coup d’œil parfois, chez le coiffeur! » .
Isabelle Aguet dans les années 1960, devant sa Morgan achetée pour 6000 francs, Tour Haldimand, Lausanne.