si vous avez raté le début…

La vieille dame aux yeux perçants


La vie d’Heidi Deneys se découvre comme un livre qu’on commencerait par la fin. Il faut remonter le cours des chapitres pour en comprendre le dénouement. Petite dame aux cheveux blancs, cette Neuchâteloise a priori discrète vous salue presque timidement. Mais Heidi Deneys n’est pas n’importe quelle grand-mère: elle reste debout durant toute l’interview, parce qu’elle a mal au dos. Pugnace. Et ses yeux planqués derrière une paire de lunettes, même s’ils ne voient plus tout à fait clair, vous transpercent et trahissent sa destinée hors du commun. Elle raconte son histoire durant près de quatre heures, du haut de ses 73 ans. Extraits à rebours.

Celle qui tricote dans le train et porte son terreau sur son dos
Le genre combatif, Heidi Deneys connaît. à 65 ans, elle abandonne volontairement sa voiture et ne se déplace qu’en transports publics. Même quand elle doit transporter des sacs de terreau. Une exception : «dans ma génération, la bagnole compte plus que le conjoint ou les petits-enfants.» À plus de 60 ans, elle préside le groupe-SIDA Neuchâtel, elle qui a vécu la période libertine des sixties. Et passe au-delà des «on t’a pas sonnée, la vieille !» pour rappeler aux jeunes que cracher par terre est interdit et pas anodin. La tuberculose a tué sept fois dans sa famille. Ses armes: des idéaux tranchants… et une paire d’aiguilles à tricoter. «Une vieille dame qui tricote dans le train est un aimant. C’est fou le nombre de rencontres que ça m’a permis de faire !» Il y a eu ce jeune gars à qui elle rappelle sa propre grand-mère ou ce vieil immigré italien qui se remémore les jouets en laine de son enfance. Le tricot, c’est aussi bon pour les méninges. «J’ai souvent préparé mes interventions de parlementaire en tricotant. Trois idées-clés et un truc drôle, c’est la meilleure formule pour concevoir un discours!»

Celle qui se lança en politique quand ce n’était pas encore la mode
Car la politique, elle baigne dedans depuis toujours. Ou presque. Lorsqu’elle y entre, dans les années 50,

« les femmes socialistes se contentaient de faire du tricot et d’organiser des ventes. Totalement crétin !

Rien à voir avec la politique. Mon idée, c’était que pour que les hommes et les femmes apprennent à travailler ensemble, il fallait qu’ils soient réellement en contact. Je suis donc partie défendre mes idées dans des congrès. » Première femme présidente d’un parti cantonal, elle déjoue les mauvais pronostics associés à son nom trop suisse allemand ou trop peu suisse – c’est selon – et est élue au Conseil national. Elle y restera dix ans, dès 1977. Les femmes ne représentaient alors que 5 % des élus fédéraux. La Neuchâteloise fait du droit à l’interruption volontaire de grossesse un de ses chevaux de bataille. «Il était essentiel que l’IVG puisse se dérouler en milieu hospitalier, au grand jour et sans risque pour les femmes. La Chaux-de-Fonds était, au milieu du XXe siècle, un centre officieux de pratique de l’IVG, parce que beaucoup d’ouvrières y travaillaient.» Une renommée qu’Heidi Deneys vérifie jusque dans le Val de Loire, au détour d’une rencontre. «Certains défendaient l’IVG pour des raisons démographiques, eugéniques. Moi, je l’ai toujours fait pour des principes de liberté de conscience et de croyance.» Sous la coupole, à Berne, Heidi Deneys surprend plus d’un socialiste en se frottant au dossier des affaires militaires. «J’avais notamment vu le Noirmont se faire bombarder durant la guerre. J’avais besoin de comprendre ce qu’est l’armée, ce qu’il s’y raconte. Sans a priori.» Et sans se plier aux conventions d’usage: «dans la commission ad hoc, je n’ai jamais accepté d’appeler ces messieurs galonnés par leur grade. C’était à eux de me rendre des comptes, pas l’inverse !» L’un de ses collègues dit même d’elle : «méfiez-vous de celle-là, elle a l’air toute gentille, mais c’est un vrai poison !» Flattée, la politicienne n’en reste pas moins un modèle de loyauté. «Les hauts gradés ne se sont jamais doutés que je comprenais plutôt bien le suisse allemand. J’ai ainsi eu accès à plus de choses que je n’aurais dû. Notamment au cours des repas gargantuesques de cette commission, toujours arrosés d’excellents vins rouges. Je savais exactement à quel moment il fallait attaquer la Suisse: entre 13h30 et 16h, aucun de ces gradés n’aurait été capable de riposter!»

Celle qui n’est pas née féministe, mais n’a pas tardé à le devenir
« Ma mère a joué un rôle déterminant dans ma manière de faire de la politique. Révoltée contre sa condition de femme, elle n’admettait pas qu’elle n’avait pas d’autorité parentale, ni d’argent à elle malgré son activité de couturière. Elle était très sensible à la notion de justice. Durant la guerre, la jeune fille mineure qu’on logeait a été violée par un militaire. Ma mère a été convoquée au tribunal, accusée de ne pas l’avoir assez bien gardée. Le code pénal militaire ne remettait pas en cause le comportement du soldat coupable du viol, ça non. » Lorsqu’Heidi a 18 ans, sa mère la pousse à aller suivre un séminaire d’études sur les droits des femmes. L’injustice ? Elle y est confrontée rapidement, à 12 ans. Son instituteur, qui la considère trop en avance sur ses camarades, l’envoie faire le ménage chez sa femme tous les après-midis. « Ils avaient une fille du même âge qui jouait à la poupée pendant que je faisais la vaisselle et cirais les sols. Quand je suis arrivée à l’école secondaire, je ne savais ni l’allemand ni l’anglais. L’enseignant me l’a reproché en m’engueulant. » Heidi Deneys aurait rêvé de devenir garde-forestière. « Mais le poly à Zurich, c’était exclu d’y aller. » Elle devient donc enseignante. Et pratique en Tunisie, où toute femme blanche célibataire est alors considérée comme une putain. « Pour m’en protéger, j’ai épousé un de mes collègues, sachant qu’il était alcoolique. De retour en Suisse, nous avons divorcé. Il m’a fallu du temps pour réussir à me dire que ma vie valait autant que la sienne. J’ai longtemps pensé que je devais me sacrifier, au nom de mes enfants. Mon divorce a été une immense libération ». Comment en douter ?

Laisser un commentaire

  • Archives