si vous avez raté le début…
Thésarde et retraitée la même année
Béatrice Despland court toujours: portrait à la gare, entre deux trains.
Au printemps 2011, Béatrice Despland défendra sa thèse. Puis elle prendra sa retraite. Une manière élégante de mettre un point final à une carrière atypique fondée sur une passion qui n’a fait que croître au fil des années: les assurances sociales. Une matière aride et complexe qu’elle se plaît à décrypter, malaxer et digérer, pour mieux la transmettre. Et ça marche: un exposé sur ce thème donné par cette spécialiste incontestée fait passer le plus haletant des polars pour une aimable guimauve. Subtilités, petits arrangements et inégalités, mais aussi victoires et progrès parsèment cette histoire qui concerne de près les femmes… Car si Béatrice Despland ne se dit pas féministe, elle ne tolère simplement pas l’iniquité.
À vingt ans, elle est fraîchement diplômée, et part aux Etats-Unis pour travailler en tant que secrétaire à l’ambassade de Suisse à Washington. Arrivée sur place, Béatrice Despland s’engage comme volontaire à la Croix-Rouge. Nous sommes en pleine guerre du Vietnam et la jeune Fribourgeoise voit défiler les dramatiques «dégâts collatéraux» du conflit : de jeunes soldats abîmés, amputés, fracassés, les laissés-pour-compte d’une société qui glorifie la réussite. «Une petite Suissesse balancée dans les horreurs de la guerre», dit-elle, le regard plongé dans de douloureux souvenirs. Un vrai choc . Elle encaisse, reste trois ans sur place et revient en Suisse, forte d’une prise de conscience qui la guidera tout au long de son parcours: elle veut œuvrer à l’amélioration des conditions de vie de ses semblables. Elle se lance alors dans des études de pédagogie curative «parce que les thèmes du handicap, de l’insertion sociale, de la défense de la collectivité et des prises en charges des individualités m’appelaient, tout simplement». Puis ce sera le droit et plus spécifiquement le droit social : «Le droit m’a permis d’ouvrir une fenêtre sur les assurances sociales, et franchement, ça m’a passionnée». Pour traquer, toujours et encore, les inégalités.
Béatrice Despland, en quoi votre expérience américaine vous a incitée à vous lancer dans la traque aux inégalités sociales?
Sans cette expérience, je ne me serais jamais intéressée à ces thématiques. C’était fort, et ça m’a fait grandir. Bien sûr, c’était aussi les années du «Flower Power», de Joan Baez et des premières revendications féministes, mais ce n’est pas ça qui m’a touchée. Mon expérience, c’était celle de ces soldats revenus du front qui avaient perdu la raison, ou de ce jeune homme au visage à moitié arraché par une bombe. Ça marque, surtout pour la toute jeune femme que j’étais, et qui n’avait jamais imaginé voir de telles choses. Après ces trois années et cette expérience indélébile, il était clair pour moi que je devais reprendre des études. Et là, tout s’est enchaîné.
Une fois vos licences en pédagogie curative, puis en droit social en poche, vous décrochez un poste d’assistante et vous voilà lancée dans une carrière universitaire. Pourtant, vous prenez un chemin de traverse: vous retournez sur le terrain en vous engageant dans une caisse maladie.
J’aime le terrain. Et je suis probablement plus vulgarisatrice que théoricienne. Après quelques années à l’université, j’ai choisi de partir travailler dans une assurance: ça a été sept années de bonheur. J’y ai tout appris, vécu des situations très diverses et acquis une belle vision des différences cantonales. L’esprit de mutualité à l’époque était impressionnant, on pouvait vraiment faire du social, même si le système avait des failles. Rien à voir avec la LAMal et la situation actuelle: aujourd’hui, je ne pourrais plus défendre le système en place, j’irais contre mon éthique.
Au cours de votre carrière, vous avez souvent été amenée à traiter de questions liant assurances sociales et femmes, à tel point que vous avez publié un ouvrage sur ces deux thèmes en 1992. Pourquoi?
À priori, je ne mène pas de combat féministe.
Mais quand on s’intéresse aux assurances sociales, on ne peut que constater les inégalités qui demeurent et qui, souvent, concernent les femmes.
Pas seulement elles, mais aussi elles. Les inégalités sont particulièrement fortes pour les femmes au foyer : elles continuent à ne pas accéder au deuxième pilier, et si elles travaillent à temps partiel dans des secteurs non conventionnés, elles ne sont pas couvertes par les indemnités journalières. Le problème, c’est la gestion économique des assurances et la couverture de salaire, les refus de rentes AI (assurance-invalidité), les temps partiels et les salaires misérables qui vont avec, et ne permettent pas de vivre. Bien sûr, ce genre de problème concerne tous les emplois précaires. Mais dans cette jungle, les femmes sont souvent les plus mal loties, car ce sont elles qui travaillent à temps partiel. Et parce que nombre d’entre elles font de petits boulots mal payés et peu stables.
Un exemple d’une vraie inégalité?
Prenons le cas du cancer du sein, qui, le plus souvent, ne touche qu’un sexe. Le traitement est pris en charge, mais les effets secondaires pas forcément : la chimiothérapie provoque souvent des dommages dentaires, déchaussement et « amollissement » des dents, car l’émail ne remplit plus son rôle. Or, les traitements dentaires ne sont pris en charge que dans trois cas de figure très précis : les maladies graves du système de mastication, les extractions avant une opération du cœur, et les autres maladies graves, comme les cancers. Les frais seront donc pris en charge, le cancer du sein étant, justement, un cancer… Et bien pas du tout ! Le Tribunal fédéral a tranché et introduit une nuance : on remboursera si les dommages font suite à une maladie systémique, soit concernant l’ensemble du système corporel, tels que la leucémie, ou le sida. Le cancer du sein, qui a le malheur de ne toucher qu’un organe, n’est pas compris. Si on songe qu’une femme sur dix est touchée par cette maladie au cours de sa vie, cela représente beaucoup de patientes non couvertes. On peut donc légitimement se demander si cet arrêt du TF n’a pas une vocation économique… Pour l’instant, cet aspect de la prise en charge n’a fait l’objet d’aucun combat politique. Et le problème, c’est que quand on vient de subir une chimiothérapie, qu’on est faible et qu’on doit mobiliser toutes ses ressources pour aller mieux, il est très difficile de se lancer dans une recherche de fonds. C’est un tracas supplémentaire dont les malades, et les femmes, n’ont pas besoin.
Toutefois, les assurances ont bien progressé, et l’aval du peuple au congé maternité, certes après soixante ans de combat, est un acquis fondamental.
Bien sûr que c’est une grande victoire pour les femmes et pour l’entier de la famille. Toutefois, là aussi j’émets un bémol, qui concerne la prise en charge de la femme enceinte et le remboursement des soins. Si la grossesse se passe bien, aucun problème : la prise en charge prévoit le remboursement à 100% de sept contrôles, deux échographies et un examen post-partum. Mais si la future mère a le malheur de vivre une grossesse à risque, la situation est moins rose. C’est l’assurance-maladie qui prend le relais, moins la franchise et la part de 10% à charge de la patiente, qui peut donc se trouver face à une facture conséquente pour des questions liées à sa grossesse. Il y a déjà eu, ces dernières années, plusieurs motions parlementaires pour changer ça, mais sans résultat. Personne ne conteste le principe d’une modification, évidemment, mais dans les faits, rien ne bouge.
Vous fustigez volontiers ce système fait, comme vous aimez à le dire, « pour des hommes bien portants, sans interruption d’activité au cours de leur vie et travaillant à 100% ». En quoi cela pénalise-t-il les femmes?
Voici un exemple concret, l’histoire d’une femme de quarante-deux ans, divorcée et mère de deux enfants de onze et quatorze ans. Depuis huit ans, elle est secrétaire dans une association à 60% lorsqu’elle tombe soudain malade. Un cancer. Comme elle travaille à temps partiel dans un secteur non régi par une convention, elle n’est pas couverte par une assurance perte de gain, et ne peut pas travailler. Son employeur n’assume son salaire que durant les trois premiers mois de son absence et à la fin de cette période, comme elle n’a pas terminé sa chimiothérapie, elle n’a d’autre choix que de recourir à l’aide sociale. Après neuf mois, elle recommence à travailler à 20% tout en ayant fait une demande de rente AI. Or le médecin de l’AI décrète qu’elle est capable de reprendre son taux d’activité antérieur, soit 60%, mais avec une réduction de salaire, car elle est handicapée d’un bras suite à son traitement. Quant à la partie « ménagère » de ses activités, l’AI considère qu’elle n’est pas invalide, et que ses deux enfants pouvent l’aider… Cette femme ne touchera donc pas un sou de l’assurance-invalidité alors qu’elle est clairement diminuée et que ses enfants sont trop petits pour tout assumer.
Comment expliquer que ce genre de choses puisse exister ?
Le système des assurances sociales en vigueur n’est pas fait pour les personnes qui travaillent à temps partiel ou qui ont des emplois précaires et irréguliers. Pour attribuer les rentes AI, il existe bien une tabelle d’évaluation qui permet de juger de «l’invalidité de l’assuré qui s’occupe du ménage», le plus souvent la femme. Mais cette évaluation propose une répartition complètement arbitraire des tâches, avec un instrument désuet et des jugements de valeurs négatifs qui génèrent au final une grande inégalité de traitement entre hommes et femmes. L’outil devrait être totalement revu. La question des femmes «non-actives» figure pourtant dans une directive de l’Office fédéral des assurances sociales : il n’y aurait même pas besoin de changer la loi, modifier la directive suffirait à améliorer la situation. Et pourtant, ça ne se fait pas.